Morale juive
et
Morale Chrétienne
Elie Benamozegh (1822-1900)
Table des matières
1 CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES1.1 Prétentions de la morale chrétienne vis-à-vis de la philosophie et du paganisme. Sont-elles fondées ?
1.2 Supériorité prétendue sur le judaïsme ; absurdité de cette hypothèse ; son impiété.
1.3 Immutabilité de la parole divine.
1.4 L'homme n'est perfectible que si la parole de Dieu est parfaite.
1.5 Une révélation réitérée est suspecte et inutile, Elle se retourne contre le christianisme.
1.6 Distinction à faire dans le judaïsme. - Politique et morale.
1.7 Conditions de toute politique. Le christianisme se reconnaît incapable de remplir ces conditions.
1.8 Le patriotisme est un sentiment juif.
1.9 Deux manières de comprendre la fraternité et l'égalité universelle dans le Christianisme.
1.10 Inconvénients et faiblesses de la morale chrétienne.
1.11 Détermination des termes de comparaison entre les deux morales.
2 DOCTRINES QUI FORMENT LES BASES DE LA MORALE CHRÉTIENNE
2.1 Abolition de la Loi - Comment elle est comprise par Jésus
2.2 Ses effets sur la morale
2.3 La foi sans les œuvres
2.4 Dissidence entre le catholicisme et le protestantisme
2.5 Pour Paul la foi sans les œuvres donne le salut
2.6 Mépris du corps, mysticisme. Il aboutit à l'immoralité et au matérialisme. Preuves logiques et historiques
2.7 Le gnosticisme et ses excès. Le germe en est dans les Évangiles
2.8 Qu'est-ce que le spirituel de Paul
2.9 Liberté des morts
2.10 Fidèles morts en Jésus-Christ. Origine de cette fiction. - Ils ressuscitent avec lui.
2.11 Autre fiction. Son origine et ses effets sur la morale. - La rédemption
2.12 "La Loi est la cause du péché."
2.13 Rédemption juive et rédemption chrétienne
3 CONSÉQUENCES HISTORIQUES
3.1 Scandales dans l'Église
3.2 Embarras des apôtres
3.3 Les Nicolaïtes
3.4 La prophétesse de Thyatire
3.5 Les Simoniens. - Autres sectes gnostiques. - Sectes au moyen âge
3.6 Principes de l'immoralité, gnostique ; théorie que ce spectacle suppose
3.7 L'hébraïsme ne connaît rien de semblable
3.8 Exception unique, et qui confirme notre système
3.9 Le protestantisme et ses doctrines morales.
3.10 Le quiétisme
4 MORALE CHRÉTIENNE
4.1 Ses titres et ses prétentions
4.2 Pourquoi la morale judaïque n'a pas été assez appréciée
4.3 Division de la morale
4.4 Dignité de l'homme, sa chute, sa régénération
4.5 Le libre arbitre et la grâce
4.6 La vie
4.7 Maximes générales. - La méthode pharisaïque. - Exemples
4.8 Témoignage des Évangiles
5 HUMILITÉ
5.1 Humilité. - Abraham et Moïse. - La Bible.
5.2 Les pauvres d'esprit
5.3 Le Royaume et la Terre qui seront leur héritage. - Sens kabbalistique, nécessaire pour comprendre les mystères de la Loi.
5.4 Grandeur des humbles.
5.5 L'autorité.
5.6 Exemple de Jésus.
5.7 Résignation aux injures.
5.8 Autres béatitudes
5.9 Les persécutés.
5.10 L'orgueil
5.11 La colère
5.12 Serpent et colombe
5.13 L'enfant
5.14 Véracité
5.15 Abnégation
5.16 Pauvreté volontaire
6 CHARITÉ
6.1 Accusations de Jésus. - Elles regardent la Bible aussi bien que les Pharisiens
6.2 Loi civile et loi morale. Nécessité de les distinguer
6.3 La convoitise, la colère, condamnées par les Pharisiens
6.4 Extension donnée par eux aux préceptes du Décalogue
6.5 Dieu est charité. - La charité juive.
6.6 Elle se distingue de l'aumône, qu'elle exclut.
6.7 Les trois ennemis
6.8 Quel est l'ennemi selon l'Évangile ?
6.9 La patrie et la société dans le christianisme
6.10 La parabole du Samaritain
7 CHARITÉ UNIVERSELLE
7.1 Qualités de la charité universelle de l'hébraïsme. - Elles manquent dans la charité chrétienne
7.2 Unité d'origine. - Sa valeur et ses conséquences dans la doctrine des Pharisiens.
7.3 L'homme créé à l'image de Dieu ; conséquences de cette doctrine.
7.4 Unité d'avenir. - Moïse et Sophonie
7.5 Histoire des premiers âges
7.6 Caractère humanitaire des prophéties.
7.7 Empreinte humanitaire dans les lois.
7.8 Justice et charité égales pour tous
7.9 Charité universelle des pharisiens. - Circonstances qui en rehaussent la valeur
7.10 Le salut promis à tous les hommes
7.11 Grandeur des Gentils, égale à celle du pontife suprême
7.12 Ennemi politique
7.13 Le christianisme a inventé l'ennemi religieux
8 ENNEMIS PERSONNELS
8.1 Prescriptions mosaïques et interprétations des Pharisiens. - Pardon des injures
8.2 Récompense du pardon. - Pardon de Dieu
8.3 Devoirs de l'offenseur
8.4 Ceux de l'offensé. - Exemple des pharisiens
8.5 Circonstances qui donnent plus de prix à leur morale
9 AMOUR DES PÉCHEURS
9.1 Sens du reproche des Pharisiens à Jésus
9.2 Passage d'Ezéchiel. - Interprétation des Pharisiens
9.3 Correction fraternelle. - Ses diverses formes. - Aaron, le modèle du prêtre. - Abraham, le modèle des apôtres
9.4 Docteurs travaillant à la conversion des pécheurs. - Témoignage des Évangiles
9.5 Privilèges des convertis. - Les Gentils
9.6 Mesure pour mesure
9.7 Universalité et caractère cosmopolite du judaïsme
10 CONFIANCE EN DIEU. - CONCLUSION
10.1 Confiance prêchée par Jésus. - Son exagération. - Deux écoles pharisiennes.
10.2 Précédents et modèles de la confiance évangélique dans le judaïsme.
10.3 Fiction dogmatique qui affranchit l'homme du travail.
10.4 Le travail dans le judaïsme et dans le christianisme
10.5 Exemple des Pharisiens
10.6 Le but de la vie : la gloire de Dieu
10.7 Méthode suivie par nous dans la comparaison des deux morales
10.8 Jugement de M. Salvador. - Son inexactitude
10.9 Sa manière de caractériser les deux morales
10.10 Homme et femme. - Ménage et cloître
Chapitre 1
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES
1.1 Prétentions de la morale chrétienne vis-à-vis de la philosophie et du paganisme. Sont-elles fondées ?
De
tous les éléments qui ont contribué au triomphe du christianisme dans les temps
anciens et modernes, le plus important, sans contredit, est sa morale. Le
christianisme lui-même a une si haute idée de sa propre morale, qu'il n'hésite
pas à affirmer que c'est par la sainteté et la sublimité de cette morale, par
son excellence absolue, qu'on prouve le mieux la divinité du christianisme. Si
cette prétention est juste, il faut de toute nécessité que la morale chrétienne
soit supérieure non seulement à tout ce que la raison humaine a produit de plus
beau à cet égard parmi les païens, non seulement à tout ce que la raison humaine
pourrait jamais produire, mais supérieure aussi à tout ce que la raison
divine a jamais manifesté aux hommes de plus parfait et de plus excellent à
cet égard. Car on ne saurait prouver la divinité du Christianisme par son
éthique, sans préalablement démontrer que ni le paganisme, ni la philosophie, ni
même le judaïsme ne surent jamais s'élever à une pareille hauteur ; ce qui
implique, quant à ce dernier, un perfectionnement ultérieur de la raison divine
au moins dans ses manifestations.
Ces
prétentions sont-elles fondées ? Cet orgueil est-il bien légitime, et cette
supériorité bien réelle ? N'y a-t-il rien d'exagéré dans ces louanges que le
christianisme se décerne à lui-même ?
Nous
n'avons pas pris à tâche d'examiner ses rapports avec le paganisme, ni même avec
la philosophie. Si tel était notre but, il ne nous serait pas difficile de
démontrer, textes en main, quant à la philosophie, que bien des pages de Platon,
bien des maximes de l'école stoïcienne, - surtout d'Epictète et de Marc-Aurèle,
l'ami de Rabbi Iehoudah Hannassi, - bien des morceaux éloquents de Cicéron, sans
compter tout ce que la philosophie a produit et peut encore produire de grand
dans la suite des siècles, n'ont rien à envier aux titres moraux les plus
glorieux du christianisme. Quant au paganisme, sans insister sur ce que la
poésie ou la théologie gréco-romaine contiennent de simple, de beau et d'élevé,
nous n'aurions qu'à extraire des fragments de quelque livre sacré de l'Orient,
de Confucius, de Manou, par exemple, pour montrer tout ce que l'humanité est
capable de tirer de ce fonds riche, inépuisable, que Dieu a mis au cœur de
l'homme, et qui s'appelle le sentiment religieux.
1.2 Supériorité prétendue sur le judaïsme ; absurdité de cette hypothèse ; son impiété.
Mais
ce qui nous intéresse et nous touche directement, c'est la supériorité que le
christianisme s'attribue sur le judaïsme, c'est l'infériorité qu'il lui impute
en fait de morale, montrant par là qu'il ne lui doit rien, et que c'est
seulement par un essor tout spontané qu'il s'est élancé à une hauteur
précédemment inconnue. Tant que ses prétentions se bornaient à rabaisser la
morale païenne, elles étaient, hâtons-nous de le dire, en grande partie
justifiées. Si le paganisme, comme religion et comme philosophie, s'éleva, ainsi
que nous venons de le dire, quelquefois au-dessus de lui-même, il lui manqua
toujours en morale cette sûreté et cette pureté,
cette élévation et cetteindépendance qui furent l'apanage du
judaïsme, et dont le christianisme hérita ensuite. Sa morale n'était
pas sûre, parce que sa théologie, bien loin d'en faciliter l'empire sur
les âmes, le détruisait plutôt, en leur montrant des dieux sans cesse en
contradiction avec leurs propres maximes ; elle n'était pas pure, parce
que l'intérêt, le plus vil intérêt, était son mobile habituel ; elle n'était
pas élevée, parce que ses vues, ses aspirations, n'allaient pas au delà
du cercle de la vie présente ; elle n'était pasindépendante, parce que,
tantôt absorbée, tantôt esclave, tantôt confondue avec l'Etat, avec la
politique, elle était gênée par des entraves qui arrêtaient à toute heure son
libre développement. Ce sont ces inconvénients que le christianisme fit
disparaître en partie, restant tantôt en deçà de la morale hébraïque, tantôt
poussant la réaction antipaïenne au delà de ses justes limites, et se blessant
lui-même par cette exagération, par cet excès de rigueur. Mais enfin, cette
religion a fait faire un pas, un grand pas, à la morale, à l'humanité ; elle a
renversé ces autels fumant encore de tant de sang innocent, supprimé ces
repaires où la prostitution était élevée à la hauteur d'un devoir religieux,
proclamé l'origine commune, la fraternité universelle des habitants de la terre,
secoué la boue dont l'égoïsme, l'orgueil, la force brutale, les richesses
avaient souillé le front des pauvres, des malheureux, des vaincus, des esclaves.
Ces bienfaits, et d'autres encore, sont des titres impérissables à la vénération
des siècles, à la reconnaissance des hommes ; l'hébraïsme lui-même s'y
reconnaît, s'y complaît, s'en réjouit ; il admire ces enfants dévoués qui,
sortis de son sein, remplis de son esprit, enflammés de ce feu qui faisait
parcourir aux Pharisiens « les terres et les mers, à la recherche d'un
prosélyte1 », ont, non pas introduit, comme ils s'en
vantent, l'ère messianique dans le monde, tant s'en faut ; mais aplani ses
voies, préparé son avènement, annoncé son règne. Oui, la Synagogue les admire,
et quoique flétrie, ensanglantée par la main de l'Église, elle n'a cessé de le
proclamer, surtout par la bouche de Maïmonide2.
Ces
titres, ces mérites réels et légitimes du christianisme, ont servi de base à des
prétentions exorbitantes. Sans justice, sans équité, sans logique même, on a
déclaré sa morale supérieure à la morale hébraïque. Le christianisme lui même,
par un aveuglement dont nous allons bientôt mesurer la grandeur a laissé libre
cours au préjugé, il s'est laissé encenser par ces parfums enivrants ; que
dis-je ! Il a établi formellement, par la bouche même de son fondateur, un
tableau comparatif entre les morales : la morale de Moïse et la morale de Jésus,
et comme dans un concours de médecine, de jurisprudence, de pharmacie, il s'est
évertué à montrer l'excellence de ses produits, la supériorité de ses recettes
sur celles du rival. Spectacle singulier et instructif ! Car si, au dire des
chrétiens, l'excellence de la morale chrétienne en prouve la divinité, ses
prétentions nous ramènent à la terre, et dans les plus basses régions de la
terre. Car jamais une morale divine, une suite naturelle du mosaïsme, n'aurait
tenu ce langage ; jamais le Dieu des Juifs, la voix qui avait parlé d'abord sur
le Sinaï, ne se serait ainsi dédoublée en deux systèmes, en deux ordres, en deux
degrés : jamais elle n'aurait dit : Vous avez entendu qu'on a dit aux
anciens... Moi je vous dis... ; car ce Dieu unique aurait senti son Moi
toujours le même, toujours identique et cohérent dans ses pensées, dans ses
volontés, dans ses lois.
1.3 Immutabilité de la parole divine.
Cette
contradiction intrinsèque n'est pas la seule qui dérive des prétentions
chrétiennes à la supériorité morale sur le judaïsme. Ici, comme nous l'avons
fait ailleurs à propos des dogmes, nous n'avons qu'à formuler une considération
qui s'offre d'elle-même à la pensée de chacun. Est-ce que le christianisme se
fonde sur quelque base autre que le judaïsme ? Est-ce qu'il a ailleurs ses
racines, ses titres, ses précédents ? Est-ce que dans l'un et l'autre n'existe
pas le même Dieu, la même volonté, la même autorité ? Est-ce que le
christianisme évangélique partagerait la doctrine de Marcion, doctrine
infiniment plus logique, comme nous le verrons en son lieu, qui a fait du Dieu
des Juifs et du Dieu des chrétiens deux êtres, deux volontés, deux autorités,
deux lois toujours en guerre, toujours ennemies ? Non. Pour le christianisme
évangélique, l'un et l'autre sont un même Dieu, une même volonté qui s'exprime
par, deux organes différents. Or, qu'on y pense bien, Dieu peut-il être
supérieur à Dieu ? Peut-il, dans son immuable éternité, avoir tantôt une
volonté, tantôt une autre, tantôt imposer une loi moins parfaite, tantôt une
autre plus parfaite ? Et tout ce qu'on vient nous dire en son nom ne doit-il pas
avoir sa racine, son origine et ses titres dans cette volonté une fois exprimée,
qui ne se dément ni ne peut jamais se démentir ? Or de l'aveu du christianisme,
Dieu a parlé aux patriarches, a parlé à Moïse, il leur a donné une morale, une
morale divine, parce que rien que de bon, de parfait, d'absolu ne peut émaner de
Dieu ; parce que, auteur d'une morale moins parfaite, il tomberait aussitôt dans
le temps, la contingence, la mutabilité. Est-ce que toute morale
ultérieure ne doit pas se fonder sur celle-là, se justifier et s'autoriser par
elle ? Est-ce que toute prétention à la supériorité n'est pas, par cela même, un
blasphème ?
1.4 L'homme n'est perfectible que si la parole de Dieu est parfaite.
On
a parlé de gradations, de la loi du progrès ; on a dit que l'homme n'est pas
capable d'atteindre d'un bond au plus haut degré de perfection, qu'il est
essentiellement perfectible. Oui, dirons-nous, et c'est par cela même, c'est
parce que l'homme est perfectible, c'est afin qu'il puisse se perfectionner, que
Dieu est parfait, que sa parole est parfaite. L'effort de l'homme consiste à la
réaliser successivement. Semblable à la création, qui sort des mains de Dieu
pourvue de tout ce qui la constitue, sans qu'un atome s'ajoute ou se perde dans
le cours des siècles, la parole de Dieu, cette autre création, ce monde, cet
ordre idéal, sort complète, parfaite, de la bouche de Dieu. Elle tombe, comme la
création, dans le temps, le mouvement, la contingence, elle en partage le sort,
les conditions et les vicissitudes. Considérée en elle-même, elle cache dans ses
profondeurs des forces inconnues, comme la création en cache dans ses
entrailles, jusqu'à ce que l'homme les découvre ; elle ne réalise que par degrés
ses divines perfections dans la société humaine, comme la création ne lui offre
que par degrés ses richesses à exploiter : mais l'une et l'autre, le création et
la révélation, parfaites en elles-mêmes, ne sont perfectibles que dans leur
réalisation. Non, la loi de Dieu n'est point perfectible, et les hommes
ne le sont au contraire qu'à la condition qu'elle soit parfaite. Comment,
en effet, concevoir une perfectibilité sans une loi, sans un critérium, une
règle, un idéal parfait dont les traits, successivement réalisés, constituent le
progrès ? Le moyen de concevoir une évolution, un mouvement sans un point de
départ et un point d'arrivée, une aspiration sans un travail sans plan, sans
modèle, sans idéal ?
Au
lieu de cela qu'a fait le christianisme ? A la place du Dieu des Juifs, le
premier et le dernier3, la Protologie et
la Téléologie du monde et de la société, qu'est-ce qu'a mis le
christianisme ? Il a mis en Dieu lui-même la perfectibilité, au moins
dans son verbe extérieur ; il a enseigné que la parole de Dieu est susceptible
de perfectionnement progressif, qu'elle se plie aux situations, aux mœurs, voir
même aux faiblesses des hommes ; il a mis en Dieu la flexibilité de Paul
qui se fait Juif aux Juifs, Gentil aux Gentils, les ignobles
condescendances des Jésuites aux idolâtres chinois ; il a fait un dieu à son
image, comme les dieux d'Homère, au lieu de faire l'homme à l'image de Dieu,
comme enseigne Moïse. Or, non seulement il a heurté par là le bon sens, la
droite raison, qui ne peut pas admettre plus d'une volition dans
l'Éternel, mais il a rendu inutile toute révélation, il a miné ses propres bases
et détruit son fondement le plus solide ; il a enfin posé un principe qui se
retournera contre lui-même, et qui mettra à chaque instant son existence en
péril. Comment, avec une pareille théorie, une révélation quelconque serait-elle
nécessaire ? Qu'on nous parle d'une révélation digne de ce nom, d'une révélation
qui vienne apprendre aux hommes des vérités auxquelles nul effort humain ne
pourrait atteindre, qui leur propose un idéal de morale et de vertu que la seule
raison de l'homme ne puisse enfanter, et alors cette raison même s'inclinera
devant une telle révélation, car elle y verra l'empreinte et le signe de son
origine céleste. Mais une révélation différente, qui ne fasse que suivre pas à
pas le développement naturel des facultés de l'homme, qui, au lieu de dire tout
d'abord son dernier mot, au risque même de n'être pas comprise ou appréciée, ne
fasse qu'émietter la vérité éternelle au fur et à mesure que les cœurs et
les esprits sont plus en état de l'accueillir, cette révélation, dis-je, sera
d'abord fort suspecte aux yeux d'une sagace critique, et surtout elle sera
absolument inutile ; car elle n'a rien à dire aux hommes, qu'ils ne soient
capables de se dire à eux-mêmes.
Bien
plus, c'est dans la révélation judaïque que se trouvent les titres, les
promesses, les prophéties sur lesquelles se fonde le christianisme. Or, qui nous
assure qu'un changement social, intellectuel, moral de l'humanité n'exigera pas
d'autres moyens, d'autres lois, d'autres mesures, et que les promesses
messianiques ne seront pas à leur tour abolies ? Et quand même elles se seraient
vérifiées dans le christianisme, quand même il serait le messianisme prédit par
les prophètes, est-ce qu'il prétendrait, lui, arrêter à jamais le cours des
événements ? Est-ce qu'il aurait, lui, épuisé la sagesse,
la fécondité divine et condamné la parole de Dieu à un silence éternel ?
Est-ce qu'il aurait fermé à son profit l'ère des révélations ?
1.5 Une révélation réitérée est suspecte et inutile, Elle se retourne contre le christianisme.
Cette
loi de Moïse à qui tout semblait promettre une durée éternelle, entourée de tant
de prodiges, pourvue de tant de ressources, elle a pourtant cédé, dites-vous,
devant une autre loi, devant une autre alliance, dont elle n'aurait été que
l'ombre, l'image, l'avant-coureur. Qui nous assure que celle-ci ne soit pas à
son tour la figure et la préparation d'une religion plus parfaite ? Est-ce que
Dieu serait épuisé ? Est-ce qu'il n'aurait plus à parcourir d'autres phases soit
morales, soit intellectuelles, soit sociales ? Comment donc ce besoin d'une
nouvelle révélation, né un peu plus de dix siècles après le Sinaï, n'auraitil
plus à se manifester, même après vingt, après trente, après cinquante siècles
depuis l'Évangile ? Non, il n'est pas possible de le soutenir. Il y a un mot que
le christianisme, par ses prétentions à la supériorité, a attaché à perpétuité à
son existence, à son action, à son rôle dans le monde ; il y a un nom qui est
devenu après des siècles la qualification de la plus grande scission, du plus
grand déchirement que l'Église ait encore subi - c'est celui de PROTESTANTISME.
Le protestantisme ! Mais c'est le christianisme qui l'a le premier introduit
dans le monde, en établissant un principe qui s'est retourné de siècle en siècle
contre lui-même ; j'ajoute, en établissant un principe qui permettra un jour
l'avènement d'un autre christianisme, d'un autre messianisme. Car le mal, dans
la main de Dieu, est son propre remède. En un mot, l'Église n'a eu et n'aura de
protestants que parce qu'elle a, la première, protesté contre le judaïsme.
On
le voit, le christianisme ne peut pas se dire possesseur d'une morale supérieure
à la morale du judaïsme, sans blesser lui-même ses plus chers intérêts, sans se
heurter contre la logique, sans faire crouler les bases mêmes sur lesquelles se
fonde toute religion et toute morale. Descendons pourtant de ces régions
supérieures, de ces hauteurs spéculatives où la vérité, si elle n'est que plus
éclatante, est cependant moins accessible au vulgaire en raison même de son
élévation. Essayons, s'il se peut, un parallèle, déterminons-en les conditions
et les limites, voyons enfin en détail si c'est de son propre fonds que le
christianisme a tiré sa morale, - son principal titre à l'estime des hommes, -
ou si ce n'est pas plutôt le milieu où il a vécu, les doctrines qui
l'entouraient, la religion où il a ses racines, qui lui en fournirent les
principes et les éléments, hélas ! bientôt oubliés.
1.6 Distinction à faire dans le judaïsme. - Politique et morale.
Une
question se présente tout d'abord, et quoiqu'elle puisse, à première vue,
paraître quelque peu étrange, nous ne laisserons pas de la poser, bien sûr qu'on
en appréciera sur-le-champ l'importance. Dans ce parallèle, dans ce jugement
comparatif que nous voulons instituer, est-ce une morale que nous allons
comparer à une autre morale ? Avons-nous ici deux termes congénères, qu'on
puisse peser dans une même balance, de manière à se prononcer sur leur mérite,
sur leur supériorité relative ? Chacun voit de quelle gravité est cette dernière
considération. S'il était vrai qu'en rapprochant le judaïsme et le christianisme
comme on l'a fait constamment jusqu'ici, on eût rapproché deux systèmes, deux
principes d'un ordre tout à fait différent, qu'on eût mis en regard une morale
pure et simple, la morale du christianisme, avec une morale et une politique
tout ensemble, ou plutôt avec une politique exclusivement, personne n'oserait
soutenir que le jugement, que l'arrêt, quel qu'il soit, aurait été équitable.
Or, je le demande, est-ce là ce qu'on a fait jusqu'aujourd'hui ? J'ose le dire :
à part quelques honorables exceptions qui ont tenu compte, et encore
insuffisamment, de ce double caractère de la loi mosaïque, tous en général, amis
ou ennemis, n'ont fait que prendre d'une main le livre de Moïse, de l'autre
l'Évangile, et prononcer entre ces deux livres, à qui la supériorité, à qui le
mérite de l'excellence doit être adjugé. Pourtant il n'est personne qui ne
reconnaisse que dans le code de Moïse, ou plutôt dans le judaïsme, il y a deux
choses bien distinctes, soit par la nature, soit par le but, soit par les
moyens ; qu'il y a une politique, et qu'il y a aussi
unemorale. Sans doute le judaïsme est un ; sans doute la politique
s'allie de mille manières à sa morale, elle lui emprunte parfois son langage,
elle en adopte parfois l'onction et la grandeur. Sans doute aussi sa morale
travaille à former non seulement de bons citoyens de la Jérusalem céleste, mais
aussi de bons patriotes, de bons Israélites, de bons citoyens de la Jérusalem
terrestre. Sans doute enfin, il y a entre la morale et la politique du judaïsme
un échange perpétuel de forces, de services, d'influence, une mutualité très
avantageuse à l'une et à l'autre. Mais autant il serait imprudent de les séparer
en pratique à Jérusalem, autant il serait injuste de les confondre dans un
examen théorique, surtout vis-à-vis d'une morale qui non seulement n'a rien de
commun avec la politique, mais qui en est la négation vivante, l'adversaire le
plus redoutable. Il est donc de la plus stricte équité de bien distinguer, dans
le judaïsme, la morale de la politique, le code de la religion, le citoyen du
monothéiste, et, pour exprimer cette différence par deux noms également chers au
peuple de Dieu, - le Juif d'avec l'Hébreu, - le membre de l'Etat gouverné par la
dynastie judaïque, d'avec l'Hébreu, fils d'Abraham, disciple et
sectateur de la foi d'Abraham, cet Hébreu par excellence. C'est faute d'avoir
compris cette grande vérité, que la morale chrétienne a été jugée supérieure à
la morale des Juifs, ou plutôt à leur politique. Pourrait-il en être autrement ?
Une politique, quelque pure, quelque honnête qu'on la suppose, pourrait-elle
jamais rivaliser avec la simple morale ? Les devoirs d'une nation pourraient-ils
être compris à la manière des devoirs de l'individu, et au droit international
pourrait-on jamais substituer avec succès l'Imitation de Jésus-Christ ?
Voilà, je crois, une vérité évidente par elle-même. Je n'en citerai qu'un
exemple, mais un exemple frappant : le pardon des injures, celui justement par
où le christianisme semble s'élever à une perfection jusqu'à lui inconnue. Qu'on
essaie, si l'on peut, de l'appliquer aux nations ; qu'on adresse aux nations ces
préceptes d'humilité, de tolérance, de patience, de longanimité qui abondent
dans les Évangiles ; qu'on leur dise, si on l'ose, d'offrir leur joue aux
soufflets, aux crachats, d'avaler en silence et même de ne payer que par des
bienfaits les injures les plus atroces, les offenses les plus sanglantes, - et
qu'on voie s'il est possible qu'une nation puisse subsister avec un pareil
code ; si à l'instant même l'invasion, la conquête, l'asservissement,
l'annihilation n'en seraient pas pour elle la conséquence inévitable.
1.7 Conditions de toute politique. Le christianisme se reconnaît incapable de remplir ces conditions.
Non !
Si une patrie doit exister, si un Etat a droit de vivre, si le mot
de nationalité n'est pas un vain mot, l'Évangile, la morale évangélique,
ne sera jamais la règle des nations. Et pourquoi ? Parce qu'une nation a moins
de devoirs qu'un individu, parce que la grandeur et le nombre des devoirs vont
toujours décroissant à mesure que s'étend l'agglomération : moins dans une
famille que dans un individu, moins dans une ville que dans une famille, moins
dans l'Etat que dans une seule ville, moins dans l'humanité entière que dans
chacun des Etats. Car chacun de ces centres divers ne doit abnégation,
sacrifice, qu'à ce qui lui est supérieur : l'humanité, par exemple, n'a de
devoirs à remplir qu'envers Dieu, et il n'y a que lui à qui elle doive soumettre
et subordonner ses intérêts. Or, si une nation a droit d'exister, si ses devoirs
consistent justement à ne pas observer la morale individuelle, au moins dans ses
extrêmes conséquences, si Israël était une nation soumise aux mêmes exigences
que toute autre et bien plus encore, entourée qu'elle était d'ignorance,
d'injustice, de barbarie ; si elle l'était par l'expresse volonté de Dieu ; si
son existence se liait indissolublement aux intérêts les plus grands, les plus
sacrés, aux destinées religieuses de l'humanité tout entière, peut-on être
surpris de voir son législateur lui imposer les règles indispensables d'une sage
politique, et établir dans la charité universelle des restrictions, garantie
nécessaire de sa conservation ? Sans ces mesures, toute la puissance de Dieu,
j'ose dire, n'aurait pu épargner au peuple d'Israël une prompte, une inévitable
destruction.
Le
christianisme lui-même l'a bien senti. Il s'est bien vite aperçu que, dans
la morale qu'il prêchait au monde il n'y avait point de place pour les
diverses patries, pour les nationalités diverses, grandes individualités dans la
grande famille humaine. Aussi, dès son début, d'une main il offre aux Juifs sa
nouvelle morale, de l'autre il leur montre ce temple (où Dieu et le peuple, la
religion et l'Etat avaient choisi leur siège le plus auguste) dévoré bientôt par
les flammes, sans qu'il en reste pierre sur pierre pour attester aux passants
son ancienne existence. Aussi, à côté de sa morale ascétique, il place son
royaume, si je puis ainsi dire, ascétique, son messianisme tout spirituel, et à
la place de la liberté politique il propose à ses adhérents
la liberté spirituelle. Etrangers à la lutte, aux efforts, aux sacrifices
que cette héroïque poignée de Juifs opposa aux Romains dans cette crise suprême
de la patrie, les chrétiens retirés à Pella virent tomber, avec Jérusalem et le
temple, l'empire terrestre de cette loi qu'ils voulaient abolir dans les âmes, -
et une nation, une grande nation allait payer dans l'exil le premier tribut à la
morale des Évangiles.
1.8 Le patriotisme est un sentiment juif.
Mais
un plus grand théâtre était réservé au christianisme ; son action, son
influence, sa morale allaient s'étendre sur des peuples sans nombre, sur un
empire mille fois plus vaste que n'était la Palestine. Nous nous garderons bien,
soit de méconnaître les bienfaits que cette morale prodigua aux malheureux de
toute espèce, les soulagements, la réhabilitation qu'elle leur apporta, soit de
nous faire l'écho de ces vieilles accusations des païens que des auteurs
modernes n'ont pas craint de renouveler pour leur compte, et qui voyaient dans
les chrétiens des conspirateurs, des rebelles, des ennemis de l'empire. Nous
n'examinerons que ses rapports avec le sentiment patriotique, avec le culte,
l'amour, l'existence d'une patrie. Or, je dis que, tant dans la période romaine
qu'à toutes les époques suivantes, le christianisme, la morale chrétienne n'eut
rien à offrir à des sentiments si naturels à l'homme, qu'elle ne sut créer que
des entraves au développement naturel de ces sentiments, et que son action fut
toujours embarrassée, toutes les fois qu'elle eut à se prononcer sur les droits
de la patrie.
Le
christianisme prêchait un principe, un grand principe, la fraternité
universelle, principe tiré du judaïsme, mais qui n'était nullement tempéré,
comme dans celui-ci, par la fraternité nationale. Au contraire, le
christianisme accomplissait, au profit de la fraternité humanitaire, le
sacrifice que les anciens législateurs avaient fait, tantôt de l'individu à la
famille par l'exagération des droits paternels, tantôt de la famille à l'Etat
par la création de cette dernière et absorbante personnalité. Le christianisme
franchit donc un degré, et, à son tour, il abolit et effaça les nations au sein
de l'humanité. Impossible dès lors, de voir dans l'ennemi politique autre chose
qu'un frère ; impossible que le cœur ne tremble, que le bras ne chancelle toutes
les fois que l'homme va blesser l'homme, le frère frapper le frère, et que tous
les hommes ne soient pas égaux devant le christianisme : le Barbare, le Scythe,
le Grec, le Juif, comme le dit Paul lui-même. Pourrions-nous, du reste, exprimer
cette grande vérité d'une manière plus éloquente ou plus hardie que ne l'a fait
naguère un éminent écrivain : « Le patriotisme, dit-il, est un
sentiment de l'ancienne loi qui, théoriquement, N'A POINT DE PLACE DANS LA
NOUVELLE ; et le jour où l'Évangile a été prêché aux Gentils a été, en
principe, LE DERNIER JOUR DES NATIONALITÉS ». Et plus loin : « Le
sentiment de la nationalité tel que l'entendent les Anglais EST UN SENTIMENT
ESSENTIELLEMENT JUIF. On croirait que la société anglaise est une société
de CIRCONCIS4 ».
1.9 Deux manières de comprendre la fraternité et l'égalité universelle dans le Christianisme.
Il
faut pourtant le dire, cette égalité fut comprise successivement de deux
manières différentes par le christianisme. D'abord, il n'eut pour les
distinctions nationales qu'une apathie, qu'une indifférence universelle, et son
catholicisme, son cosmopolitisme ne fut que négatif. Mais il ne tarda pas
longtemps à changer de nature. Car, devenu triomphant, il aspira à réaliser
cette égalité, cette fraternité universelle d'une manière très positive ; et
voilà la papauté. Ainsi, d'une manière ou de l'autre, toujours l'abolition,
toujours l'effacement des diversités nationales au sein d'une apathie
universelle ou d'un empire universel. Et pourquoi ? Parce qu'un côté
manquait absolument au christianisme, le côté social, le côté politique, soit à
cause de sa morale outrée, exclusive, soit à cause de ses aspirations
ultra-mondaines qui allaient incessamment se réaliser ; parce qu'à côté de sa
morale sociale, il n'avait point une justice sociale ; qu'à côté d'un autel, il
n'élevait point de trône, ou bien il absorbait, il éclipsait le trône par
l'autel.
1.10 Inconvénients et faiblesses de la morale chrétienne.
Nous
allons toucher à un des premiers dangers, à une des premières faiblesses de la
morale chrétienne ; nous allons voir que non seulement il serait fort injuste de
ne voir d'un côté qu'une morale, de l'autre qu'une politique, ce que nous avons
déjà établi ; que non seulement c'est là, dans le christianisme, une lacune, un
vide qui a rendu son existence embarrassée et embarrassante dans le monde, mais
nous allons aussi voir comment sa morale elle-même, toute belle, tout exquise
qu'elle paraisse, peut-être à cause de son raffinement même, ne put se
soustraire aux conséquences de cette lacune, de cette absence de l'élément
politique, qui fait à la fois la faiblesse et la gloire du judaïsme ; comment le
grand principe de la charité s'est tué lui-même pour n'avoir pas voulu
faire sa part, sa légitime part au principe de la justice.
La
nouvelle religion eut beau ne tenir compte que de l'esprit, elle eut beau fouler
aux pieds tous les intérêts, toutes les exigences de la vie, elle eut beau
tourner sans cesse ses regards vers le royaume de Dieu, où elle devait régner en
souveraine, elle eut beau prédire son avènement prochain et se croire déjà sur
le seuil de l'ère résurrectionnelle, de la palingénésie universelle, elle ne
pouvait cependant changer la nature des choses. Le monde continuant d'aller son
train malgré ses prédictions contraires, elle se trouva engagée dans ce monde
dont elle avait cru la destruction prochaine, dans cette société qu'elle avait
espéré voir bientôt transformée en une société de créatures impérissables, dans
ces intérêts qu'elle ne s'était point donné la peine de régler, dans ces droits,
dans ces devoirs qu'enfante la vie politique et sociale. D'abord persécuté, le
christianisme en fut quitte pour son sang généreusement versé - mêlé toutefois à
celui des Juifs - dans tous les coins de l'empire. Mais une bien plus rude
épreuve lui préparait son triomphe. Maître une fois de cette société sur
laquelle il n'avait point compté, il aurait échappé à tous les dangers s'il
avait eu, comme le judaïsme, un roi à placer sur le trône, un code à proposer
aux tribunaux, une politique à installer au timon de l'Etat, et si, comme le
judaïsme, il avait eu le soin, l'admirable soin de distinguer tout ce côté
mondain, social, politique de ses institutions d'avec sa morale, sa religion,
ses dogmes, son culte. Mais le christianisme n'avait rien qu'une religion, il
n'était qu'une religion ; sa loi à lui, sa politique, son trône était le
dogme, le culte et l'autel. Maître une fois du monde, qui va-t-il placer sur ce
trône laissé vide ? Qui va tenir le glaive de la loi ? Voici le point décisif
dans l'histoire du christianisme. Le christianisme, de la meilleure foi du
monde, ne crut pouvoir rien faire de mieux que d'occuper lui-même le trône, que
de saisir lui-même le sceptre de la justice, c'est-à-dire de mettre ses dogmes,
son culte, ses lois, au sommet des pouvoirs publics ; en d'autres termes,
employer la loi, l'Etat, la royauté, au service de sa
religion, mettre ses dogmes au niveau des institutions politiques, le culte à la
place des devoirs nationaux et la morale à l'égal des vertus publiques ; en un
mot, remplacer le citoyen par la conscience. N'est-ce pas ce qu'on appelle en
général religion d'Etat ? Or, qu'est-ce que la religion d'Etat ? C'est
la conscience traitée comme le citoyen, l'esprit régi, réglementé
à la manière du corps, la foi entourée de pénalités, de bourreaux, de bûchers ;
c'est la violence, l'injustice, la tyrannie, mise au service d'une religion
toute de charité. Et justement parce qu'elle n'avait que la charité, et que
l'idée de justice lui avait complètement échappé, parce qu'elle n'avait prêché
que l'amour et nullement le respect, parce qu'elle s'était vouée
au culte de la vertu la plus sublime en négligeant une vertu subalterne mais
également sainte et infiniment plus nécessaire ; enfin, pour avoir voulu
être plus que juste, elle fut condamnée à êtreviolente.
1.11 Détermination des termes de comparaison entre les
deux morales.
Et
l'hébraïsme ? L'hébraïsme, lui, avait une politique, il ne dédaigna pas de se
mêler aux affaires de ce monde ; il offrit le pain quotidien au commun des
hommes, l'air, la lumière, le soleil, un abri, une protection, de bonnes lois,
une justice à respecter, une patrie à aimer, des intérêts à soigner, des vertus
publiques à pratiquer, vertus sans doute qui ne sont pas absolument
spirituelles, absolument célestes, mais qui sont beaucoup plus nécessaires, qui
sont, oserai-je dire, le ciel sur la terre, parce qu'elles sont l'éternelle
vérité, l'éternelle beauté et l'éternel amour appliqués et entremêlés sans cesse
aux affaires de ce monde ; la schekhina qui habite sur la terre. Et ce
qui est mille fois plus admirable, ce qui témoigne de sa divine origine, c'est
qu'au sein de cet hébraïsme si un, si compact, si homogène, il y a pourtant une
ligne profonde de démarcation qui sépare à jamais la religion de l'Etat, le
citoyen du monothéiste, la foi de la justice, le dogme de la Loi ! Chez lui la
conscience, théâtre de la foi, la place publique, théàtre de la politique,
n'échangèrent jamais leur rôle, leur empire, leur destination. Jamais le remords
et l'échafaud, la mort et l'enfer, ne tinrent lieu l'un de l'autre. Nulle peine
matérielle pour l'impiété, nulle pression spirituelle sur le citoyen. Il y avait
un code surtout politique, la loi de Moïse ; un code surtout religieux,
latradition. Non que le premier n'ait pas la même origine, le même but
que le second ; non que celui-ci ne suppose, ne complète même le premier : mais
l'un est plutôt la règle du corps, il parle de préférence au citoyen, au peuple,
à ses intérêts, à ses souvenirs, à ses espérances ; l'autre est plutôt la règle
des mœurs, la règle des esprits, et il s'adresse plus volontiers à la
conscience, à l'âme, à son passé, à son avenir, à ses intérêts éternels.
Comparer la morale chrétienne au premier est non seulement une injustice, mais
une maladresse, car c'est mettre à nu la plaie du christianisme, cette lacune
qui a conduit la charité à être moins que juste pour n'avoir point donné une
place convenable aux intérêts de ce monde.
Mais
nous devons comparer la morale chrétienne à la morale, à la seule morale juive.
Cette morale, on l'a déjà pressenti, a sa source, en grande partie sans doute
dans les saintes Ecritures, mais surtout dans la tradition, et c'est cette
dernière principalement que nous mettrons en regard de la morale de l'Évangile.
On ne nous accusera donc pas de choisir un terrain favorable à la prééminence de
la morale juive. On a tant et si longtemps décrié cette morale ; les Pharisiens
ont été si fort en butte aux dérisions, aux sarcasmes de l'Église, elle a paru
si peu craindre leur rivalité, qu'on ne refusera pas, nous l'espérons, à ces
mêmes Pharisiens de venir déposer au tribunal du dix-neuvième siècle les pièces
de leur procès, les titres de leur séculaire condamnation. D'ailleurs c'est le
judaïsme, tel qu'il est, que nous opposons à la morale chrétienne. Bien loin
d'imiter ceux qui, par crainte de l'inondation, se réfugient sur les hauteurs,
nous ne nous abriterons pas derrière la Bible, objet de la commune
vénération, pour résister aux prétentions de la morale chrétienne. Nous prenons
le judaïsme rabbinique, traditionnel, tel que les siècles l'on fait, et
nous croyons d'ailleurs mieux servir les intérêts de la critique en étudiant
ainsi la morale chrétienne dans tout ce qui l'entoura à sa naissance, dans les
doctrines et la morale contemporaines, qu'en nous renfermant dans une antiquité
dont l'action, quoique indubitable, ne peut avoir été aussi spéciale, aussi
visible, aussi continue que celle de l'hébraïsme pharisaïque.
Chapitre 2
DOCTRINES QUI FORMENT LES BASES DE LA MORALE
CHRÉTIENNE
2.1 Abolition de la Loi - Comment elle est comprise par Jésus
Mais
avant de procéder à cette étude comparative, qu'il nous soit permis d'examiner
si les bases de la morale chrétienne, si certaines doctrines sur lesquelles elle
s'appuie sont si solides, si inébranlables, qu'il n'y ait aucune crainte à
concevoir sur son compte. Tout le monde convient qu'un édifice, quelque grand et
magnifique qu'il soit, n'offre pas un abri sûr et tranquille, si sa solidité
n'est en rapport avec sa grandeur et sa magnificence. Les bases de la morale
chrétienne sont-elles si solides, que cette morale elle-même subjugue
invinciblement tous les cœurs ?
Un
principe proclamé presque au berceau du christianisme était de nature à exercer
une grande influence sur les destinées de sa morale : c'est l'abolition de la
Loi.Nous n'avons pas ici à examiner la grande question des rapports de Jésus
avec la Loi, ou dans quelle mesure il en voulait la conservation ou
l'abrogation. S'il nous était permis d'anticiper sur ce que nous aurons à dire à
propos de la Loi, nous dirions qu'identifiant, dans son esprit, l'ère
messianique avec l'ère résurrectionnelle ou palingénésique, il se croyait à la
veille d'abroger légitimement la Loi, quand les morts, avant peu ressuscités de
leurs tombeaux, auraient revêtu une chair immortelle.
2.2 Ses effets sur la morale
Nous
aurons bientôt occasion de voir quelles profondes racines avait jetées cette
croyance dans le plus pur judaïsme, et comment, faute de la réalité, faute de la
résurrection vraie et propre, on y substitua peu après une résurrection au
figuré, une simple fiction. Quoi qu'il en soit, l'abolition de la Loi fut
proclamée de bonne heure dans le christianisme. Or, il n'est pas difficile de
concevoir quel trouble, quelle confusion ce coup hardi devait jeter dans les
consciences, et quels graves dangers allait courir la morale formulée,
sanctionnée, enseignée par cette même Loi dont on annonçait la chute. Nous
aurions des faits, des exemples à citer de ces conséquences que nous signalons,
et nous ne tarderons pas à les voir se produire en foule quand nous aurons
achevé l'énumération des causes qui, dès l'origine, ont rendu la morale
chrétienne flottante au gré des opinions et sans cesse exposée à périr. Ce que
nous voulons constater ici, se sont les funestes prémisses que le christianisme
établissait contre la morale par l'abolition de la Loi. Car, qu'on le sache
bien : quand un code révélé existe chez un peuple, quand l'empire des âmes lui
appartient, quand dans cette révélation toute la vie du peuple est réglée et
tracée d'avance, quand ni les actions, ni les sentiments, ni les rapports moraux
d'homme à homme n'échappent à ses prescriptions, quand enfin la morale, au même
titre que la législation, que la politique, que le culte, que le dogme, relève
de sa juridiction ; quand ce peuple est habitué depuis des siècles à la
reconnaître pour règle de conduite dans la morale comme dans le culte, quand les
préceptes les plus naturels de l'éthique sont considérés comme des lois
positives, - et quand chez ce peuple on vient un beau jour annoncer que cette
loi a fait son temps, qu'elle n'était que la figure, que l'ombre de ce qui
devait arriver, qu'elle était bonne tout au plus pour des enfants, qu'elle est
la source de la mort, du péché, qu'elle n'est qu'un vil esclavage,
qu'une loi de liberté va prendre sa place ; quand ce grand mot
de liberté est prodigué de mille manières, est répété sur tous les tons,
en toute occasion ; bien plus, quand les Gentils, qui ne connaissent rien de la
loi de Moïse, entendront parler d'une révélation qui avait prévu la morale aussi
bien que le culte et qui va céder la place à une loi de grâce, de liberté, -
est-il possible que la morale ne soit pas blessée du même coup que le dogme, le
culte, la législation ? Où se réfugiera la raison au moment de la grande
catastrophe ? Car, qu'on y réfléchisse bien, ce n'est pas ici la raison
philosophique, qui à force d'indépendance est arrivée à se former une morale
purement rationnelle ; ce n'est pas non plus la raison à l'état vierge, qui
distingue en elle-même ce qui provient de son propre fonds de ce qui lui vient
du dehors : c'est la raison ancienne, c'est la raison de tout temps, de tout
ordre, qui admet et reconnaît une révélation. Que mettra-t-elle à la place de
cette morale qui tombe en ruine ? Elle n'a ni la morale philosophique, ni la
morale naturelle à lui substituer ; elle n'a que le sentiment, et c'est celui-ci
qu'on exploite. Voilà, à mon avis, l'explication la plus probable de cette
prédominance du sentiment dans la morale du christianisme ; voilà pourquoi ses
anciens fondateurs font un appel incessant au sentiment, non à la raison ; voilà
la source où la morale chrétienne a puisé cette onction, ce pathétique, cette
délicatesse qui en forment le caractère le plus saillant ; de là, enfin,
l'horreur des disputes et des controverses, la FOI mise à la place
du raisonnement et de la science.
2.3 La foi sans les œuvres
Vainement,
en effet, se serait-on adressé à la raison. La raison aurait toujours opposé à
ses nouveaux maîtres cette loi de Moïse, cet hébraïsme moral aussi bien que
dogmatique et législatif, dicté par le même Dieu, qu'on lui annonçait, et
pourtant abrogé. En vain on aurait ajouté que la volonté de Dieu, changée sur
tous les autres points, est demeurée ferme, inébranlable, pour ce qui intéresse
la morale ; en vain on aurait glané, trié à grand effort, entre la législation
et le culte, le dogme et les rites, ces préceptes moraux mêlés, disséminés,
incorporés dans le système général, pour en former quelque chose d'indépendant,
de sacré, d'inviolable dans le naufrage de l'hébraïsme. La raison se serait
refusée à ces distinctions arbitraires. Elle aurait montré le même Dieu, la même
révélation dictant le plus sublime des préceptes moraux, celui d'aimer son
prochain comme soi-même, à côté de la plus humble, de la plus
incompréhensible de ses interdictions rituelles, le mélange des
semences5. Elle aurait dit que la volonté de Dieu,
changée sur un point, pourrait aussi bien changer sur l'autre ; qu'aucune
différence de langage, aucun signe particulier ne faisait distinguer, dans cet
hébraïsme si homogène, ce qui était pour un temps de ce qui était pour
toujours ; que ni dans la forme, ni dans les exhortations, il n'y avait rien qui
donnât à la morale une place particulière, indépendante, privilégiée ; que bien
au contraire les peines les plus terribles, les récompenses les plus généreuses
étaient réservées aux lois cérémonielles, peut-être précisément à cause des
faibles racines qu'elles ont dans le cœur et dans la raison de l'homme. Les rabbins font mention d'une secte de Minim qui, tout porte à le
croire, n'étaient autres que les anciens chrétiens, et qui de toute la Loi ne
respectaient que le Décalogue. La place qu'il occupe dans l'Évangile, et le
prétexte qu'il a fourni aux théologiens de la nouvelle foi d'établir une
distinction bien arbitraire entre les lois morales du mosaïsme et ses lois
cérémonielles, le prouvent suffisamment. Cette distinction elle-même et le
fondement sur lequel on l'appuie sont on ne peut plus fragiles. Il n'est pas
vrai, comme on l'affirme avec un aplomb incroyable, que le Décalogue ne renferme
que des lois morales (Voy. Bergier, art. Décalogue). La proscription des images
à quelque culte qu'on les consacre, l'interdiction de prononcer le nom de Dieu
en vain, surtout l'institution du Sabbat, n'appartiennent pas, que je sache, aux
lois morales et naturelles. Il n'est pas vrai que les lois civiles, politiques,
cérémonielles aient été données à Moïse à mesure que l'occasion s'en présenta. A
part quelques rares exceptions, aucune occasion n'a donné naissance à ces lois ;
la plus grande partie n'était même pas applicable de longtemps encore, d'autres
ne furent jamais appliquées faute d'occasion. Il n'est pas vrai que dans l'arche
d'alliance Moïse n'ait placé que les deux tables de la Loi ; le LIVRE DE LA LOI
que Moïse écrivit dans ses derniers jours fut placé côte à côte des tables de la
Loi, et nous avons déjà dit que ces tables elles-mêmes contiennent des préceptes
qu'on n'appellera jamais des lois morales. Il n'est pas vrai que le seul
Décalogue ait été gravé sur un autel de Pierre à l'entrée de la Terre promise ;
toute la loi, tous les préceptes y furent gravés également. Si les dix
commandements eurent une promulgation plus solennelle, si un appareil plus
imposant en entoura la transmission, c'est, comme nos docteurs l'ont très
sagement remarqué, parce que toute la Loi y est contenue, parce qu'il se compose
des principes généraux d'où découlent tous les autres préceptes, parce que (s'il
est permis d'en résumer le caractère par une qualification moderne) c'est le
Discours de la Couronne du Dieu d'Israël. Et si d'un autre côté les prophètes
ont pris le plus souvent, pour textes de leurs discours, la justice, la charité,
la morale proprement dite, c'est que leurs contemporains, très enclins à
observer la partie cérémonielle du mosaïsme, étaient bien loin cependant de
réaliser ce modèle de vertu que l'hébraïsme nous propose. Voilà le
langage de la raison. Et ce langage, j'ose le dire, non seulement on devait
l'entendre et on l'entendit réellement dans la bouche des fidèles ; mais la
logique, le bon sens, l'arracha aux apôtres mêmes du christianisme, à ceux-là
surtout qui prirent la part la plus active à l'abolition de la Loi. Parmi ces
derniers, la première place appartient incontestablement à Paul. Or, quel est le
principe nouveau proclamé par Paul ? C'est la foi ; la foi, comme suprême vertu
imposée aux hommes, la foi, non seulement en tant qu'opposée à
la science, aux vaines disputes, au vain babil, comme nous
l'avons observé ailleurs, mais aussi la foi, osons le dire, en tant qu'opposée
aux œuvres, c'est-à-dire qu'un homme croyant à Jésus, Dieu-Messie, à la
divinité de sa personne et de sa mission, à l'efficacité de sa mort, à la vérité
de sa résurrection, n'a plus besoin d'œuvres pour obtenir le salut.
2.4 Dissidence entre le catholicisme et le protestantisme
Notre
situation, ici, va devenir délicate, et nous serions désolé si l'on pouvait
soupçonner un instant que nous eussions l'intention de calomnier la morale
chrétienne. Ce que nous allons dire n'est contesté par personne. Chrétiens de
toute secte, de tout parti, de toute couleur, sont d'accord sur ce point que
pour Paul, le grand législateur, le grand moraliste du christianisme, la foi
justifie sans les œuvres. Mais le principe ainsi posé paraissait si choquant, si
opposé aux plus nobles instincts du cœur humain, si contraire à cette morale
sentimentale que prêchait le christianisme, que des restrictions ne tardèrent
pas à en atténuer singulièrement la portée. Tandis que le protestantisme,
n'obéissant qu'à la logique, à la raison, tira hardiment de ce principe toutes
ses conséquences, et proclama les œuvres morales inutiles, pernicieuses,
la foi seule étant capable de donner le salut ; le catholicisme, au contraire,
régi par une autorité extérieure, sociale, politique, qui est elle-même à la
fois un gouvernement, une administration, une police, recula épouvanté devant
ces conséquences subversives, devant cette morale licencieuse, et il comprit les
«œuvres» de Paul dans leur sens le plus restreint, c'est-à-dire comme œuvres
de la Loi, comme la pratique du mosaïsme, et il déclara contre les
protestants, dans le concile de Trente, la nécessité des bonnes œuvres. C'était
revenir à l'ancienne morale hébraïque, c'était contredire de tout point l'Apôtre
des Gentils, c'était amoindrir considérablement l'importance, l'efficacité de la
rédemption.
2.5 Pour Paul la foi sans les œuvres donne le salut
Aussi
voyez les protestants adopter, vis-à-vis des catholiques, le même langage que
Paul employa vis-à-vis des Pharisiens, des chrétiens judaïsants, et mettre les
catholiques au même niveau que les Juifs. « Les docteurs catholiques, dit
Mosheim, confondent la Loi avec l'Évangile et représentent le bonheur éternel
comme récompense des bonnes œuvres ». Est-ce là le vrai sens, la véritable
intention de Paul ? Voilà le terrain sur lequel la grande discussion s'engagea
entre catholiques et protestants, comme nous venons de dire. Pour nous, la
morale de Paul est bien celle que la raison, que la critique indépendante lui a
donnée par la bouche des protestants. Les passages, les expressions de Paul,
sont formels là-dessus. Il nous offre, pour exemple de son
principe, Abraham, Abraham justifié non par les œuvres, mais par la foi6. Or, les œuvres d 'Abraham, « qui n'ont point
pesé dans la balance de Dieu », selon Paul, n'étaient pas, que je sache, des
œuvres de la Loi qui n'était pas encore donnée, mais bien des œuvres
morales, dans le sens le plus strict : la charité, la justice, l'hospitalité,
l'amour des hommes, l'enseignement, la vertu, le monothéisme propagé parmi les
Gentils. Et néanmoins Abraham n'a pas été justifié par ses œuvres, mais bien par
sa foi. Parle-t-il ainsi, celui qui ne vise qu'aux œuvres de la Loi ? Bien plus,
j'ose dire que si l'exemple choisi par Paul est on ne peut plus concluant, les
phrases dont il l'accompagne, les conséquences qu'il en tire, sont à leur tour
on ne peut plus formelles : V. 3. Car que dit l'Ecriture ? Qu'Abraham a cru
en Dieu, et que cela lui a été imputé à justice ; or, à celui qui fait les
œuvres, le salaire ne lui est pas imputé comme grâce, mais comme une chose
due. Voilà donc tout titre à la récompense, toute œuvre méritoire, déclarée
impuissante. Ce n'est pas tout : V. 5. Quant à celui qui ne fait pas les
œuvres, mais qui croit en celui qui justifie le méchant, sa foi lui est imputée
à justice. Ainsi, nul doute possible : sans œuvres, et tout MÉCHANT qu'on
est, la foi seule en celui qui justifie le méchant suffit pour être sauvé. En
veut-on davantage ? Voici Paul qui poursuit : V. 6-8.Comme aussi David
exprime la béatitude de l'homme à qui Dieu impute LA JUSTICE SANS LES
ŒUVRES, en disant : Bienheureux sont ceux dont les iniquités sont pardonnées
et dont les péchés sont couverts... Celui à qui le Seigneur n'aura pas imputé le
péché. C'est-à-dire selon le sens donné par Paul à ces paroles de David, que
la grâce de la foi porte avec elle le pardon des iniquités, l'imputation de la
justice. Et au chap. III, v. 26, le sujet de se glorifier est placé non
dansla loi des ŒUVRES, mais dans la loi de la FOI. C'est ainsi que
dans l'épître aux Galates, chap. II, v. 16, on enseigne que l'homme n'est pas
justifié par les œuvres de la loi (sans aucune distinction), mais
SEULEMENT par la foi en Jésus-Christ. Il est vrai qu'au chap. III, v. 30 de
l'épître aux Romains l'apôtre déclare ne vouloir pas anéantir la loi par la
foi, vouloir au contraire l'affermir ; il est vrai que dans l'épître
aux Galates, chap. II, v. 17, il exhorte à ne point pécher, mais c'est
d'abord parce qu'il imitait en cela le langage du Maître, son langage à lui
aussi, qui ne voyait dans le christianisme que la Loi ancienne elle-même dans ce
qu'elle avait de spirituel, d'éternel, dans sa réalité et sa substance ; c'est
ensuite qu'il sentait lui-même tout le danger de ses principes, qu'il
entrevoyait leurs conséquences possibles, et l'immoralité qui aurait pu
s'introduire dans le monde sous le couvert de la foi proclamée la seule
vertu qui justifie. Enfin, j'ose le dire, s'il condamne l'immoralité, s'il ne
veut pas qu'on se donne toutes les libertés que comporte la foi, c'est par une
raison d'expédient, par une considération toute secondaire. Car, qu'on le sache
bien, ce n'est pas au nom de la vérité, de la justice, de la vertu absolues que
Paul n'admet pas l'immoralité sous l'empire de la foi ; mais c'est parce que, la
foi étant parfaitement capable de faire pardonner tout vice et tout crime, il
serait néanmoins peu convenable d'en faire le complice, l'istrument du mal, de
faire, comme il le dit, Christ instrument de péché.Voilà à quel degré le
christianisme dut descendre pour trouver un point d'appui à sa morale, après lui
avoir ravi sa base ancienne et naturelle : la Loi.
Voulons-nous
presque toucher au doigt les liens nécessaires, naturels, qui unissaient les
bonnes œuvres et la Loi dans l'esprit des chrétiens, qui en faisaient deux
choses solidaires et inséparables ? C'est que Paul, qui veut la foi sans les
œuvres, est le plus grand ennemi de la loi cérémonielle, et qu'au contraire
l'apôtre peut-être le plus conservateur, Jacques, qui prêche la nécessité des
œuvres, est aussi le plus favorable à la Loi7
2.6 Mépris du corps, mysticisme. Il aboutit à l'immoralité et au matérialisme. Preuves logiques et historiques
Ce
n'est pas le seul danger que la doctrine du christianisme ait fait courir à sa
morale. Ce mépris du corps, cet anathème lancé à la matière, cette chair du
péché qui nous obsède et qu'il faut détester, est-ce sans danger que le
christianisme en fit le sujet de ses véhémentes apostrophes ? Est-ce seulement
l'abnégation, la charité, le martyre, l'héroïsme, qui s'ensuivirent ? Nous
avouons volontiers que le mépris du corps érigé en loi enfanta souvent des
prodiges de vertu que le monde admire, qu'il fut une force, une grande force
contre les rudes épreuves que le christianisme eut d'abord à traverser. Mais il
y a aussi de par le monde une force qui s'appelle la logique et qui, tôt ou
tard, tire de chaque principe toutes les conséquences qu'il renferme. Or, on
peut avancer sans crainte que du mépris du corps et de la chair tel qu'il a été
compris, tel qu'il a été pratiqué dans le christianisme, devait nécessairement
sortir un peu plus tôt, un peu plus tard, le plus vil matérialisme, la licence
la plus effrénée, l'immoralité la plus monstrueuse. Sans doute il n'y a rien de
plus contraire en apparence, il n'y a pas de rapprochement plus contradictoire,
moins croyable que celui de mépris du corps et de sensualité. Mais la logique et
l'histoire sont là pour prouver que cette alliance est non seulement possible,
mais presque toujours inévitable. Que nous apprend la logique ? Qu'on peut être
matérialiste, qu'on peut s'abandonner à tous les excès de la chair, de deux
façons très différentes. On peut lui vouer un culte exagéré, on peut la croire
seule digne de nos soins, de nos amours, de nos hommages, on peut estimer
qu'elle est l'homme tout entier, qu'elle a sur lui un droit absolu, et qu'aucun
frein, aucune restriction ne doit être opposée à ses exigences. Mais il y a une
autre espèce de matérialisme, c'est celui dont nous parlons ; c'est lorsque, par
un raffinement de spiritualisme, on est arrivé à scinder les deux parties qui
constituent notre être, quand on applique ses soins, ses efforts, à détacher
notre esprit de sa terrestre enveloppe, quand on parvient à force de zèle,
d'abnégation, de persévérance infatigable à isoler la partie la plus noble de
nous-mêmes, à briser tous le liens qui l'unissent au corps, à lui créer une
existence absolument indépendante des nécessités, des contre-coups de la chair ;
quand, creusant entre eux un abîme, on parvient à conquérir cette liberté tant
vantée dont se glorifiait l'apôtre, où l'esprit, rompant la chaîne qui le
retient attaché à la terre, prend son essor dans une région où n'arrive pas
l'écho des plaisirs, des douleurs, des nécessités de la vie. Grande preuve, sans
doute, de la noblesse de notre être ; mais aussi vol périlleux, crise violente,
séparation fatale, qui en procurant à l'esprit cette liberté si séduisante,
aboutit d'autre part à donner libre cours aux plus vils instincts de la bête.
Alors plus d'action, il est vrai, plus d'influence du corps sur l'esprit, mais
aussi plus d'ascendant, plus de contrôle de l'âme sur le corps.
S'abaissera-t-elle à s'occuper de ce misérable animal ? S'engagera-t-elle dans
cette demeure pleine de souci, pleine de désordre, pleine de tumulte, pour en
prendre en main la direction et le gouvernement ?
C'est
ainsi qu'on aboutit au matérialisme par un excessif mépris de la chair, comme
nous avons vu tout à l'heure le plus vil matérialisme naître de trop d'estime,
de trop de considération pour la chair.
Voilà
ce que la logique nous enseigne. L'expérience parle-t-elle moins haut ?
L'histoire ne nous montre-t-elle pas le mysticisme, lorsqu'il se donne libre
carrière, entraîné inévitablement aux excès les plus monstrueux, aux voluptés
les plus ignobles, à la licence la plus effrénée, tantôt par un élan impétueux
de ce corps abandonné à lui-même, tantôt, ce qui n'est pas le moins singulier à
observer, par une sensualité réglée, établie, sanctifiée d'avance par ce
spiritualisme même qui dédaignait naguère de commander au corps l'ordre, la
tempérance, la vertu, le devoir ?
2.7 Le gnosticisme et ses excès. Le germe en est dans les Évangiles
Loin
de nous la pensée de vouloir renouveler contre le christianisme les anciennes
accusations des païens ! Loin de nous la pensée de mettre sur le compte des
chrétiens évangéliques ces banquets, ces festins, ces orgies qui scandalisaient
les honnêtes gens du paganisme ! Nous voulons bien dire, avec l'apologétique
chrétienne, que ce furent uniquement des Gnostiques ceux qui étonnèrent et
révoltèrent le monde par ces hideux spectacles. Mais enfin les Gnostiques
étaient des chrétiens, des chrétiens méchants si l'on veut, déréglés, sensuels,
mais acceptant les dogmes, les principes, la prédication du christianisme, mais
se rattachant à Pierre et à Paul comme nous l'avons démontré ailleurs ; et
surtout les prémisses, les causes, les germes de ces étranges abus étaient bien
dans les évangiles. N'est-ce pas là que le mépris, que la condamnation de la
chair est proclamée à chaque page ? N'est-ce pas là que les œuvres de la chair
sont déclarées nulles, incapables d'influer sur le salut, pourvu qu'on ait la
foi en Jésus-Christ ? N'est-ce pas là que le culte en esprit est proposé
comme le suprême degré de perfection auquel l'homme puisse atteindre ? N'est-ce
pas là que la plus noble tâche proposée à l'homme ici-bas est la séparation, le
détachement de son esprit de la chair du péché, afin de pouvoir acquérir
cette liberté des fils de Dieu procurée par la foi et non par les œuvres,
signes au contraire de déchéance et de servitude ? N'est-ce pas là - pour
rattacher cette morale à sa partie spéculative - que le royaume, le
malkhout, le monde présent (olam hazé), la matière, l'objet
sensible, la mère inférieure est immolée, est fondue au sein de
l'intelligence (bina), du monde à venir (olam habba), de l'objet
idéal, de la mère supérieure ? N'est-ce pas là que les véritables
chrétiens sont appelés les spirituels ? Or, veut-on savoir au juste ce
que c'est que le spirituel de l'apôtre ? On n'a qu'à consulter le système
néoplatonicien de Plotin, de Porphyre, de Proclus, les systèmes chrétiens des
Gnostiques, et au-dessus de l'un et de l'autre, les distinctions analogues de la
Kabbale. Qu'est-ce que les deux premiers établissent à ce propos ? Ils
distinguent, on le sait, les hommes en trois ordres : les Hyliques,
l'ordre le plus inférieur, c'est-à-dire les « charnels » de Paul, et c'étaient,
selon les Gnostiques, les païens ; les Psychiquesou Animiques, et
c'étaient, selon les mêmes, les Juifs et les chrétiens non gnostiques ; enfin
les Pneumatiques, les spirituels, et c'étaient exclusivement les
Gnostiques. Or, on sait ce qu'était le « Pneumatique » des Gnostiques : c'était
l'homme supérieur à la loi, aux mœurs, à la vertu, pour lequel tout était bon,
tout était permis, car son esprit, quelque licence que le corps pût se donner,
ne pouvait désormais contracter aucune souillure, vivant d'une vie tout à fait
détachée de cette chair qui l'enveloppe. Nous n'irons pas jusqu'à dire que le
spirituel de Paul soit de cette espèce, nous ne dirons pas que
le mépris du corps et des œuvres du corps soient allés jusqu'à ce
point chez lui ; mais, s'il n'en est point le type, le modèle, il en est sans
nul doute la cause et l'occasion, et le Pneumatique du gnosticisme en est tout
au moins l'exagération.
2.8 Qu'est-ce que le spirituel de Paul
Nous
avons tâché de déterminer le sens de ce « spirituel » de Paul par son reflet
dans le « pneumatique » des Gnostiques. Il ne sera pas inutile d'en tenter la
contre-épreuve par une comparaison avec leur type à tous deux :
la spiritualité kabbalistique. On peut dire hardiment que cette triple
distinction des Gnostiques, que le spirituel de Paul, ne deviennent tout à fait
intelligibles qu'en les rapprochant de la doctrine équivalente qui avait cours
chez les Kabbalistes. Pour eux, l'homme a une triple faculté : le NEFESCH, le
souffle, qui a sa racine dans l'émanation Malkhout (appelée par la même
raison, elle aussi, Néfesch) ; le ROUAH ou âme, qui se rattache aulogos,
au tiphéreth lequel en porte le nom) ; enfin la NESCHAMA, qui a sa source
dans la Bina, dans le S. Esprit supérieur, Neschama elle aussi, comme
celle qui est dans l'homme. Ce n'est pas tout : la même gradation, la même
classification des hommes par leur faculté prédominante, se rencontre chez les
Kabbalistes aussi bien que chez les Gnostiques. Ici comme là, la foule, le plus
grand nombre des fidèles n'atteint qu'au néfesch, au malkhout, à
la hylé des Néoplatoniciens et des Gnostiques, à lachair de Paul ;
ils ont pour partage la lettre, l'esclavage de la lettre comme dit Paul,
le sens littéral (peschat) de la Loi, et ils portent comme les charnels
de Paul le nom d'esclaves (avadim) car le malkhout lui-même est appelé
l'esclave (eved) ou bien on les désigne par le titre d'œufs non encore pondus
(betsim). Ici comme là, nous voyons les hommes à qui le Rouah est
tombé en partage, qui ont leur racine dans le Tiphéreth, le Logos ; c'est-à-dire
les Psychiques, les savants, les scribes, les docteurs de Paul et des évangiles,
qui atteignent jusqu'au sens légal, philosophique, théorique de la Loi
(rémez, drasch), et ce sont des poussins à peine éclos (efrohim).
Enfin ici comme là, on arrive jusqu'aux âmes d'élite pourvues de la Neschama,
c'est-à-dire les Pneumatiques des Gnostiques et de Plotin, les spirituels de
Paul, qui ont leur source, leur siège dans la Bina, l'esprit supérieur, à qui la
science kabbalistique (sod) dévoile ses mystères, qui sont les libres,
car la Bina est appelée Liberté (deror, hérout) ; et bien loin d'être
esclaves ou œufs ou poussins, ils sont bien des fils légitimes,
des enfants (banim) ayant droit à l'héritage paternel. Voilà comment les
rayons épars en mille endroits de ce travail viennent converger à ce point
lumineux. La spiritualité à laquelle on convie les chrétiens, se rattache par
des liens naturels au modèle kabbalistique de l'esprit saint, la Bina ;
l'une et l'autre ne font qu'une même chose avec l'étude et la propagation des
mystères kabbalistiques, qui confèrent justement le titre et les droits de
spirituels (maré denischmeta). Par là même, pour avoir su s'élever
jusqu'à la Bina, on acquiert le titre d'enfants, que la Kabbale a opposé,
bien longtemps avant le christianisme, à celui d'esclaves. On acquiert en
même temps la « liberté » propre à ce degré, une de ses désignations les
plus caractéristiques, que la Kabbale n'a jamais comprise dans le sens pratique,
si ce n'est pour l'âme affranchie des liens du corps, mais dont le christianisme
d'abord et ensuite les Gnostiques ont si étrangement abusé.
2.9 Liberté des morts
Cette
dernière considération nous fournit une transition naturelle pour parler d'une
autre cause encore qui rend les bases de la morale chrétienne faibles et
chancelantes, qui ouvre la porte à tous les abus, qui enfin, si elle peut
enfanter des actes de vertu en assurant l'empire de l'âme sur le corps, peut
aussi donner à ce dernier tous les vices de l'esclavage ignorant et sans frein.
Ce que nous allons dire est tellement invraisemblable à première vue que, si
nous n'avions des preuves en main, nous n'oserions nous hasarder à le proposer
au lecteur. L'hébraïsme rabbinique avait dans sa doctrine une pensée bien
naturelle, bien commune, presque superflue à enseigner, mais dont on avait
besoin pour régler certaines pratiques touchant l'homme après sa mort. Déjà la
Bible, les prophètes hébreux, élevant bien haut le prix de la vie, avaient dit
en mille rencontres que la Loi, les vertus, les préceptes de Dieu cessent aux
portes du tombeau, que les morts ne louent plus le Seigneur, que les cantiques
de grâce ne s'élèvent point du sépulcre ; passages qu'on a voulu comprendre dans
un sens matérialiste, mais qui pour l'hébraïsme orthodoxe signifiaient, comme on
le voit, tout autre chose. Le pharisaïsme les formula dans une maxime générale,
dont les termes ont une importance particulière pour pénétrer le vrai sens de
bien des passages évangéliques, surtout de Paul. Les Pharisiens disent « Chez
les morts est la liberté (verset des Psaumes) : quand l'homme est mort, il
devient libre des préceptes (Kévan schémeth adam naaça hofschi min
hamitzvoth)8 ». Le croirait-on ? Voilà le cercle unique où
les paroles et les pensées de Paul tournent sans cesse, en mille endroits où il
est question de la liberté des morts ; voilà l'origine, voilà l'occasion d'une
des plus extraordinaires et plus hardies fictions qui soient sorties de l'esprit
humain, fiction dont les conséquences furent incalculables. Paul veut que les
fidèles s'identifient à Christ, qu'ils croient le contenir en eux-mêmes, qu'ils
se croient jugés, crucifiés, morts dans leur chair avec Jésus. Par cette mort
qu'ils partagent avec lui, ils acquièrent la plus précieuse des libertés, la
liberté de la Loi. La Loi aurait-elle plus d'empire sur un mort ? Étendrait-elle
son sceptre au-delà du tombeau ? Pourrait-elle exiger de la part d'un mort
l'accomplissement de ses pratiques, de ses rites, de ses cérémonies ?
D'ailleurs, et pour toucher à un autre point qui va ressortir des paroles de
Paul lui-même, quelle est la doctrine kabbalistique touchant l'expiation du
péché originel, la régénération spirituelle ? N'est-ce pas la Loi ou
la Mort qu'elle propose comme seuls moyens d'opérer le tiqoun,
la réparation du premier péché ? Eh bien ! dit Paul, de ces deux moyens
nous avons choisi le dernier. Nous sommes morts, bien morts avec Jésus ; nous
sommes en lui et il est en nous ; il est mort pour tout le monde, il a, crucifié
en lui notre chair de péché, il a rempli pour nous toute la Loi en expirant sur
la croix. Nous voilà donc rentrés tout vivants dans la précieuse liberté des
esprits purs, et personne ne pourra plus taxer un mort d'inobservance de la Loi.
Avons-nous renchéri sur les idées et sur les expressions de Paul lui-même ?
Qu'on l'entende plutôt : Notre chair, dit-il, est considérée comme
morte, si Christ est en nous9. Celui qui est mort est affranchi du
péché10. Mais ce qui est bien plus important : Ne
savez-vous pas, mes frères, - car je parle à ceux qui entendent ce que c'est la
Loi (c'est-à-dire à ceux qui n'ignorent pas les idées pharisaïques sur la
durée de son observance), - que la Loi exerce son pouvoir sur l'homme durant
tout le temps qu'il est en vie ?11 Et après avoir cité l'exemple de la femme
qui est libre de se marier après la mort de son mari, V. 4 : Ainsi, mes
frères, vous êtes aussi morts à la Loi par le corps de Christ pour être à un
autre, savoir, à celui qui est ressuscité des morts. V. 5 : Car, quand
nous ETIONS dans la chair, les affections du péché provoquées par la Loi
agissaient dans nos membres ; V. 6 : Mais maintenant nous sommes délivrés
de la Loi, ETANT MORTS (nous suivons ici la traduction plus fondée de
Diodati) à celle dans laquelle nous étions retenus. Bien plus, le péché
d'Adam, cause de la Loi pour les kabbalistes et pour Paul, est expié par la
mort de Jésus ; il meurt, il est enseveli, et avec lui le sont aussi ses
disciples12. Notre chair a été condamnée à souffrir pour
tous en Jésus. Il n'y a donc plus aucune condamnation pour ceux qui sont en
Jésus, lesquels ne marchent point selon la chair, mais selon l'esprit... Car ce
qui était impossible à la Loi (de donner une entière liberté tout en expiant
l'ancien péché) parce qu'elle était faible dans la chair, Dieu l'a fait en
envoyant son propre fils en forme de chair de péché, et pour le péché ; et il a
condamné le péché dans la chair, afin que la JUSTICE DE LA LOI fût
accomplie en nous13.
Nous
ne multiplierons pas les citations. Une simple lecture des écrits de Paul fera
bien mieux connaître l'esprit qui les a dictés que des fragments détachés. Ce
qui en ressort avec évidence, c'est l'étrange abus qu'on y fait d'une
simple fiction, c'est la conséquence qu'on en tire avec un sang-froid
incroyable : l'abolition de la Loi. Mais dans ce tombeau où vous
ensevelissez la Loi, dans cette inaction que vous demandez à la mort, ne
voyez-vous pas périr et s'anéantir, elle aussi, la morale ? Ne craint-on de voir
ce mort s'affranchir des vertus, des obligations morales aussi bien que des
prescriptions cérémonielles ? Ne craint-on pas que ces membres, qu'on dit bien
morts et ensevelis, ne se refusent à l'accomplissement des plus saints devoirs,
et que l'esprit, rentré dans sa liberté naturelle, ne croie plus avoir aucun
joug à imposer à cette chair qui l'entoure, mais qui est déjà morte et crucifiée
en Jésus ?
2.10 Fidèles morts en Jésus-Christ. Origine de cette fiction. - Ils ressuscitent avec lui.
Mais
la fiction se poursuit : ce fidèle, mort et enseveli avec Jésus, ressuscite avec
lui ; notre chair est considérée comme ressuscitée, elle aussi, avec Jésus
(Rom. VIII, vers. 11). Nous sommes morts à la Loi pour être à un autre, savoir à
celui qui est ressuscité des morts (Rom. VI, vers. 4), et Jésus notre frère
est le premier-né des morts. Nul doute possible. Pour Jésus, et après lui
pour ses disciples l'ère résurrectionnelle, le renouvellement du monde, la
résurrection des corps, allait commencer : et pour les successeurs de Jésus,
elle était déjà commencée dans sa propre personne, dans son corps sorti vivant
du tombeau et devenu le premier-né des morts. Mais ce qui donne à cette
fiction une importance tout exceptionelle, c'est le sens qu'elle acquiert par
son rapprochement avec les doctrines contemporaines. Qu'était la résurrection
pour les Pharisiens ? Sans aucun doute, elle embrassait non seulement les corps
humains appelés à une nouvelle vie, doués d'une organisation et de facultés plus
parfaites, mais elle comprenait aussi toute la nature dans un renouvellement
universel, dans une palingénésie qui devait changer la physionomie du
globe ; et ce serait certes un curieux et instructif travail que la comparaison
de cette doctrine avec ses imitations anciennes ou modernes. D'accord sur ce
point, l'école pharisaïque se divisait quant à l'époque de l'ère
résurrectionnelle et à son rapport avec l'ère du Messie. Pour les uns, ces deux
ères se confondaient absolument dans une même époque, et le Messie devait non
seulement introduire Israël dans une ère de prospérité, de salut, de liberté,
mais aussi donner le signal du renouvellement, de la renaissance de la nature,
dont le phénomène le plus solennel, le plus éclatant, serait justement
la résurrection des corps. Pour les autres, les choses devaient se passer
tout différemment. Refoulant jusqu'aux extrêmes limites des temps actuels l'ère
de la résurrection, ils ne voyaient, dans l'avènement du Messie, qu'une simple
transformation sociale, où la nature garderait toujours ses lois, où les choses
iraient leur train ordinaire, où, pour tout résumer par la formule
textuelle, rien ne serait changé hors l'esclavage en liberté14. Nous n'avons pas besoin de dire à laquelle de
ces deux écoles appartient le christianisme. Pour lui, point de différence,
point d'intervalle, point de distinction possible entre l'ère messianique et
l'ère résurrectionnelle, et, tandis que la doctrine contraire prévalut
définitivement dans le judaïsme, l'identité des deux époques trouva seule
adhésion et sympathie au sein du christianisme.
De
cette première différence en résulta une autre. Bien qu'ils étendissent aussi
loin que possible l'empire de la Loi, les Pharisiens l'arrêtèrent cependant au
seuil de la résurrection. De même que l'ordre physique allait changer
complètement, de même que de nouvelles lois, créées par de nouveaux rapports
physiques, allaient régir les étoiles, les soleils, les terres dans leurs
orbites, de même une nouvelle loi, créée par de nouveaux rapports sociaux,
allait prendre la place de l'ancienne loi religieuse. Dans ce monde nouveau, sur
cette terre nouvelle, au milieu de nouveaux êtres, et de nouveaux rapports, la
pensée de Dieu, la loi de Dieu, restant toujours égale à elle-même, et
justement pour ne pas cesser de l'être, aurait changé dans ses applications,
comme elle change ici-bas même, et dans l'ordre actuel, selon les cas, selon les
êtres, selon les rapports, selon le monde, le soleil, l'étoile où elle est
appliquée [Dans le système des docteurs, surtout des Kabbalistes,
la Loi régit tous les mondes, depuis les étoiles les plus éloignées jusqu'au
plus petit atome. Il n'y a pas d'astre, de monde, d'ange qui ne l'observe,
chacun à sa manière. Dieu lui-même est le premier observateur de la
Loi : Haqadoch baroukh hou schomer hamitzvoth. Haqadosh baroukh hou méniah
tephilin. Ani hou schékiamti mitzvat haken te'hilah.]. Voilà
l'origine et le vrai sens de cette foule de sentences, de propositions, de
paraboles, où l'idée d'une nouvelle loi, d'une nouvelle alliance,
d'interdictions abolies se fait jour à travers des images, des allégories dont
on a si souvent abusé contre l'orthodoxie juive, et que la polémique chrétienne
a sans cesse opposées aux rabbins. Ce furent ces mêmes idées qui présidèrent
chez les judéo-chrétiens à l'abolition de la Loi, comme, en général, tout
ce qui est devenu dans la suite une arme entre les mains du christianisme établi
a été une force, une cause de formation dans le christianisme primitif. Rien de
plus facile, rien de plus inévitable après tout ce qui précède, que l'abolition
de la Loi. Dans l'esprit des premiers chrétiens, l'ère du Messie s'identifiant
complètement avec l'ère de la résurrection, celle-ci ayant déjà commencé avec la
résurrection de Jésus, le premier-né des morts, et l'Église tout entière étant
dans l'attente très prochaine, imminente, de la destruction et du renouvellement
du monde, la première conséquence à en tirer, c'était que la loi de Moïse allait
faire place à une autre loi plus en rapport avec l'état semi-spirituel de la
nouvelle société. En vain cette attente était de jour en jour démentie, en vain
la résurrection réelle allait toujours reculant, en vain l'impatience s'emparait
déjà des âmes, comme nous le voyons par les Epîtres. N'importe, on substituera
toujours à la véritable résurrection, son ombre, son image, une résurrection
toute fictive ; on enseignera que le fidèle, mort avec Jésus, est ressuscité
avec lui, que l'empire de la résurrection, que l'âge palingénésique est commencé
depuis la résurrection de Jésus, et l'abolition de la Loi fera toujours son
chemin.
Nous
n'avons pas besoin d'insister longuement pour qu'on remarque tout ce que ce
système a de dangereux pour la morale, pour le culte, pour la pratique du bien
dans le monde. Cette position équivoque, que le christianisme a créée à l'ordre
actuel ; cette société, qui n'est plus la société humaine telle que les lois
actuelles voudraient qu'elle fût, qui n'est pas encore la société
résurrectionnelle telle qu'elle sera un jour ; cette contradiction, érigée en
système, entre l'existence de droit et l'existence de fait, entre
la résurrection en hypothèse et la vie en thèse ; cette fiction de tous les
jours, de tous les instants, est-elle de nature à raffermir les esprits
sceptiques, les cœurs chancelants, les passions égoïstes, dans le culte et
l'amour du bien ? Ces rapports qui vont cesser, ces liens qui vont se rompre,
cette société qui va disparaître, cette existence éphémère qui n'aura peut-être
point de lendemain ; ces amours, ces affections, ces besoins, ces larmes, ces
droits, ces devoirs, cette réalité vivante et palpitante, immolée à une
abstraction, à une chimère, à une subtilité rabbinique de Paul, est-elle capable
d'attacher sérieusement les hommes à la pratique des devoirs, au respect de tous
les droits, au culte de tous les amours ? Mais ils ne sont plus rien ces
amours, ces droits, ces devoirs, rien dans le droit résurrectionnel, rien qu'un
vain nom, qu'une apparence qui se résoudra bientôt en fumée. De sorte que, ici
comme ailleurs, la morale partage le sort de la loi ; et si de nouveaux rapports
légaux vont régir les membres de la nouvelle société, - car, comme répond Jésus
lui-même à la demande des Pharisiens, après la résurrection il n'y aura point de
mariages, - on ne voit pas comment de nouveaux rapports moraux ne devraient pas
désormais diriger nos actions.
2.11 Autre fiction. Son origine et ses effets sur la morale. - La rédemption
Mais
l'abolition de la Loi, la mort et la résurrection de Jésus, causes, comme nous
venons de le voir, d'incertitude, de défaillance dans la morale du
christianisme, ont elles-mêmes une source qui compromet d'une manière non moins
grave le sort de la morale. Cette source, c'est la Rédemption. Or, c'est par
plusieurs côtés à la fois que l'idée de la rédemption diminue la valeur, la
beauté, la grandeur de la morale. Qu'est-ce que la rédemption et que
suppose-telle ? Elle suppose un état d'innocenceantérieur au péché, et où
la rédemption a la vertu de replacer l'homme lavé par le sang de l'agneau ; elle
suppose le péché lui-même, et le sacrifice expiatoire du Dieu-Messie. Voyons la
part, bonne ou mauvaise, que ces trois éléments prennent à la formation de la
morale chrétienne. Cette restauration de l'état d'innocence, de l'état d'Adam
avant le péché, est-elle sans danger ? L'hébraïsme aussi proposait à ses
adhérents un moyen de reconquérir les privilèges perdus par le péché du premier
homme. Il avait, lui aussi, un Verbe incarné qui opérait ce prodige ; mais ce
Verbe, c'était la pensée de Dieu incarnée dans la Loi, se perpétuant à travers
les siècles, réhabilitant l'homme, ses actions, sa vie, et, par lui, le monde,
la création tout entière. Mais le dernier acte de ce grand drame, le retour à la
condition d'Adam, au Paradis, c'était à l'ère résurrectionnelle qu'il le
renvoyait, quand les hommes, améliorés par le travail régénérateur de la Loi,
par les épreuves de la vie, par l'initiation lente et progressive de l'existence
actuelle, auraient revêtu un corps semblable à celui d'Adam avant le péché.
Jusque-là, la régénération n'est pas complète, le péché n'abandonne pas sa
proie ; la chaîne par laquelle il nous retient tombe, il est vrai, anneau par
anneau, mais le dernier anneau ne sera arraché qu'au-delà du sépulcre. Le
christianisme a-t-il besoin d'attendre si longtemps ? Non, sans doute, car pour
lui l'ère résurrectionnelle est déjà ouverte : nous y sommes, nous y vivons,
s'il est vrai que la résurrection de Jésus et celle des justes qui sortirent de
leur tombeau lors de sa mort sont les prémices de la résurrection, et lui, le
premier-né d'entre les morts. Innocents comme Adam, comme lui ignorants, parce
que le fruit fatal est réputé n'avoir jamais été mangé ; soumis, non aux lois
réelles qui régissent l'ordre physique actuel, mais à celles qui régissaient le
monde avant le péché, qui le régiront après la résurrection, à des lois
fictives, à un monde imaginaire, à cette résurrection de droit inaugurée par
Jésus, comment serions-nous moins libres, moins impeccables, moins incapables de
mal qu'Adam lui-même ne l'était s'il n'eût jamais goûté le fruit défendu ?
Nous
comprenons assez toute la difficulté qu'aura un esprit moderne à admettre ces
déductions ; nous avouons que l'instinct religieux, les mœurs irréprochables,
les saines traditions que le christianisme puisa dans la synagogue, luttèrent
avantageusement contre la puissance de la logique, contre l'attrait de la
licence qu'autorisaient ces doctrines. Mais le vice radical n'est pas moins
visible dans les principes, et ses fruits, des fruits bien amers, ne tardèrent
pas à se montrer dans ces Adamites ou Adamiens du premier et du douzième siècle,
dans ces Turlupins du quatorzième, dans ces Picards du quinzième, qui tous
prirent leur point de départ dans les principes que nous dénonçons.
2.12 "La Loi est la cause du péché."
Passons,
si on nous le permet, aux effets du péché originel tel qu'on le conçoit dans le
christianisme, dans ses rapports surtout avec la Loi. On en croit à peine ses
yeux quand on voit les grandes difficultés de la situation, la lutte avec
l'hébraïsme orthodoxe, la haine vouée à la loi de Moïse, la destruction jurée de
cette loi, pousser Paul dans des voies où va se perdre la morale, cette planche
qu'il a voulu sauver du naufrage. Il y a chez Paul une théorie que Gorgias,
Hobbes ou feu M. Proudhon, l'inventeur de l'anarchie, n'auraient pas
désavouée, et qui, une fois admise, serait le dernier coup porté à toute
justice, à toute loi, à toute morale, à toute société ; à savoir, que non
seulement la Loi est un effet du premier péché, mais qu'elle constitue les
nôtres, qu'elle en est la cause, que sans Loi point de péché, et que par
conséquent il n'y a qu'à supprimer la Loi pour que le péché s'évanouisse avec
elle. On ne saurait être plus formel : C'est par la Loi que nous connaissons
le péché(Epît. aux Rom., ch. III, vers. 20). La Loi produit la colère,
car où il n'y a point de loi il n'y a point de transgressions (chap. IV,
vers. 15) Par un seul homme le péché est entré dans le monde. (Avis à qui
voudrait restreindre le sens de ce mot péché aux transgressions contre la loi
mosaïque.) Car jusqu'à la Loi le péché était dans le monde. OR LE PÉCHÉ
N'EST POINT IMPUTÉ QUAND IL N'Y A POINT DE LOI (Ibid., V, vers. 12-13). Et plus
loin : Comme par la désobéissance d'un seul homme plusieurs ont été rendus
pécheurs (c'est-à-dire probablement dans toute sorte de péchés), ainsi
par l'obéissance d'un seul, plusieurs seront rendus justes (probablement
aussi de toute sorte de justice, soit morale, soit mosaïque). Or la Loi est
intervenue afin que l'offense abondât (Ibid., v. 19-20). C'est déjà assez,
mais ce n'est pas tout : Quand nous étions dans la chair, (nous sommes à
présent dans la vie spirituelle, soumis à la loi de l'esprit et non à
celle de lalettre), les affections du péché excitées par la
Loi (on parle ici d'affections, par conséquent des péchés où nous convie la
chair, la passion, l'égoïsme, c'est-à-dire des péchés contre la
morale) agissaient dans nos membres et fructifiaient pour la mort. Mais
maintenant nous sommes délivrés de la Loi, étant morts à celle sous laquelle
nous étions retenus, afin que nous servions Dieu dans l'esprit et non dans la
lettre vieillie. (Ibid., VII, 5-6). Douterait-on encore que les lois
morales, aussi bien que les lois cérémonielles, fussent comprises dans ces
étranges théories ? Qu'on le dise si on l'ose. La Loi n'est point donnée pour
les justes, mais pour les iniques et pour ceux qui ne peuvent se ranger, pour
les gens sans religion (1er et 2ème commandement du Décalogue), pour les
profanes (3ème commandement),pour les meurtriers de père et de
mère (5ème commandement), pour les homicides (6ème
commandement), pour les fornicateurs (7ème commandement), pour les
ravisseurs d'hommes (8ème commandement, compris à la manière des Pharisiens,
preuve des études et des influences qui avaient inspiré l'apôtre), pour les
menteurs(9ème commandement) et pour les parjures (10ème
commandement). Mais c'est bien peu de chose à côté de ce qui va suivre. Que
dirons-nous donc ? Que la Loi est péché ? A Dieu ne plaise. Au contraire, JE
N'AI CONNU LE PÉCHÉ QUE PAR LA LOI. Car je n'eusse point connu la convoitise
si la Loi ne m'eût dit : Tu ne convoiteras pas. Mais le péché, ayant pris
occasion du commandement, a produit en moi toute sorte de convoitise ; parce
que, sans la Loi, le péché est mort. Car autrefois que j'étais sans la Loi, je
vivais, mais quand le commandement est venu, le péché a commencé à
revivre (Rom., VII, 79). Veut-on des paroles plus précises et plus graves
encore ? L'aiguillon de la mort c'est le péché, et la puissance du péché
c'est la Loi (I Corinth, XV, vers. 56). Bien plus, le ministère de la Loi
est un ministère de la condamnation (II Corinth, III, vers. 9)[Ces doctrines inouïes de Paul, comparées avec certaines sentences
rabbiniques, s'en éclairent et les éclairent à leur tour. Ainsi, cette idée
que par la Loi abonde le péché , est l'absolue antinomie de la pensée
rabbinique, que par la Loi abonde le mérite. (Ratzah hakadoch baroukh
hou lezacot eth Israël, lefikhakh hirba lahem torah ou-mitzvot.) Et peut-être
Paul l'avait présente à l'esprit au moment même où il la renversait au profit de
la nouvelle loi. Ainsi encore cette nouvelle théorie du christianisme nous donne
la seule explication possible d'un passage du Midrasch , qui combat une
hypothèse tout à fait inconnue dans le judaïsme, laquelle n'est autre chose que
la théorie du christianisme dont nous venons de parler. Qu'on en
juge : Peut-être vous direz que c'est pour votre mal que je vous ai donné la
Loi. Non, mais pour votre bien, car tous les peuples de la terre l'ont désirée
et ils en furent privés. Cette dernière pensée renferme une pointe d'ironie
à l'adresse de ces Gentils qui se félicitaient d'échapper au péché en
rejetant la Loi.], et, comme corollaire de tous ces
axiomes : Il n'y a donc maintenant aucune condamnation pour ceux qui sont en
Jésus-Christ, lesquels ne marchent point selon la chair, mais selon
l'esprit. Voilà qui est dit. Le seul signe auquel nous reconnaissions
le péché c'est la prohibition, le seul trait distinctif du mal
c'est sa condamnation. C'est la loi qui crée à son gré le bien on le mal, et il
n'y a qu'à changer, qu'à abolir la loi pour que tout péché disparaisse avec
elle.
Toutefois,
autant il est certain pour nous que tel est le sens des paroles de Paul, plus
encore, que ces principes mènent directement à la subversion des plus simples
notions de bien et de mal, autant nous nous hâtons d'ajouter que l'esprit et le
cœur de Paul se révoltaient contre les conséquences qu'on en pourrait déduire ;
et ce n'est pas là un des moindres signes que nous sommes dans le vrai que de
voir Paul se mettre lui-même en garde contre les applications possibles de ses
doctrines, si propres à déchaîner sur le monde les vices et les abus les plus
horribles. Quoi donc ! s'écrie-t-il, pécherons-nous parce que nous ne sommes
point sous la Loi, mais sous la grâce ? (Rom. VI. vers. 15). D'abord c'était
le moment ou jamais d'échapper à cette fatale conséquence, en proclamant bien
haut cette distinction (que des théologiens mal inspirés ont établie dans la Loi
elle-même) entre les lois cérémonielles, que Paul aurait voulu abroger, et les
lois morales qu'il aurait voulu conserver. Pourquoi donc n'y a-t-il pas recours
lui aussi ? Pourquoi, s'il l'admettait, ne pas s'emparer d'une distinction si
simple, si naturelle, si commode pour le tirer d'affaire ! Paul, cependant, n'a
pas même l'air d'y songer. Il préfère s'engager dans un dédale, nous ne dirons
pas de sophismes, mais de subtilités dialectiques, de syllogismes, qui
rappellent tout à fait la méthode talmudique, dans lesquels la pensée a peine à
le suivre, et dont la conclusion la plus probable, quoiqu'il n'y arrive que d'un
pas lent, incertain, embarrassé, est celle-ci : Que le nouvel état étant un
asservissement à la justice (v. 18-20) ou à Dieu (v. 22), au lieu
que l'ancien n'était que l'asservissement au péché (vers. 16 à 22), la
délivrance de celui-ci ne dispense point de l'hommage dû au premier,
c'est-à-dire d'une conformité à la volonté divine, par laquelle seule on est
affranchi du joug de la Loi. Voilà une logomachie un peu obscure, mais ce
n'est pas notre faute, ce n'est pas même la faute de Paul ; c'est au contraire
son mérite, car par elle et par elle seulement il a pu échapper aux affreuses
conséquences que ses principes, compris à la rigueur, n'auraient pas manqué
d'enfanter [ailleurs, Paul s'exonère des mêmes périls par une
considération de convenance, qui empêche le fidèle d'être moins pur après
qu'avant la rédemption.].
Enfin,
si l'innocence et le péché que la rédemption suppose ne sont nullement
favorables à la morale chrétienne, la rédemption en elle-même le serait-elle
davantage ? La rédemption, c'est-à-dire le sacrifice du Dieu-homme, ce
remède apporté à la vieille plaie de l'humanité ?
2.13 Rédemption juive et rédemption chrétienne
Le
judaïsme, avons-nous dit, reconnaît, lui aussi, un Verbe ( Tiphéret,
Logos) ; il l'appelle, par surcroît, la Loi, Torah ; il croit à son
incarnation dans le Malkhout, laTorah schébealpé,
la tradition ; et ce Verbe ou Torah, descendu parmi nous, le
maître, le conseiller, le guide de nos pensées, de nos sentiments, de nos
actions, a pour mission d'effacer peu à peu les stigmates de l'ancien esclavage,
de réparer le péché du premier homme. Mais comment s'opère dans l'hébraïsme la
rédemption ? Elle s'opère en faisant de l'homme lui-même, de sa conscience, de
son âme, de sa volonté, le premier, le principal, j'allais dire l'unique
instrument de sa réhabilitation, en l'appelant à ouvrir son esprit et son cœur
aux enseignements, aux exhortations, à la lumière et à la chaleur qui émanent de
la parole divine, afin que tout l'homme intérieur se transforme, que sa force se
réveille, que ses facultés s'épanouissent, et qu'il travaille lui-même, lui
seul, sous l'œil et sous la main de Dieu, à son propre salut. En un mot, la
rédemption dans l'hébraïsme est tout intérieure, parce que son Verbe est tout
intérieur aussi. Sans l'homme, sans sa transformation, sans cette assimilation
de la parole divine, de ce pain qui pénètre en ses entrailles, sans cette CÈNE
perpétuelle où le Verbe incarné alimente sans fin la table du judaïsme, que
serait ce Verbe lui-même ? Rien qu'un hôte, hôte divin, sans doute, mais qui ne
pourrait, faute d'hospitalité, apporter dans nos foyers intimes ces trésors de
bénédiction dont il est le dépositaire. On ne peut donc méconnaître ce que la
doctrine juive, ce que son Verbe incarné, sa Rédemption ont d'éminemment
favorable à la dignité de l'homme qu'ils rehaussent, à son activité morale
qu'ils sollicitent, à sa transformation intérieure, seule sérieuse parce
qu'elle est son propre ouvrage, à ses facultés, à ses vertus qu'ils
appellent à l'œuvre, à sa véritable justification, fruit d'un travail lent,
intérieur, subjectif, moral, qui ne laisse pas un coin dans l'esprit, dans la
conscience, où la lumière divine n'ait refoulé les puissances des ténèbres. En
est-il ainsi dans le christianisme ? Son Verbe, sa Rédemption, son action sur
l'âme humaine, - impossible de le nier, - sont tout extérieurs, tout objectifs ;
ils opèrent en dehors de l'homme sans que l'homme y prenne aucune part, sauf un
acte de foi à la vertu, à l'efficacité du sacrifice de Jésus selon quelques-uns,
ou tout au plus, selon d'autres, un acte de foi générale à Jésus, à sa mission,
à ses commandements, à ses promesses. Toujours est-il que les mérites qui
justifient, qui procurent la grâce, sont les mérites d'autrui, les mérites de
Jésus ; toujours l'homme ne les conquiert-il pas à la sueur de son front, mais
ils lui sont imputés ; toujours restera cette grande différence entre le
christianisme et le judaïsme que la Rédemption de ce dernier est tout
intérieure, que la Passion, la Condamnation, la Mort, le Jardin des
Oliviers, le Prétoir et le Golgotha y sont des faits
intérieurs, ayant tous pour théâtre l'esprit et le cœur de l'homme, où le Verbe
s'immole perpétuellement, au bénéfice de l'humanité, sur l'autel que l'homme lui
élève.
On
le voit, les bases sur lesquelles s'appuie la morale chrétienne, loin d'offrir
cette solidité que la beauté de l'édifice semblait nous promettre, sont au
contraire fertiles en dangers, qu'une logique inflexible a dû signaler dans
cette morale.
Chapitre 3
CONSÉQUENCES HISTORIQUES
3.1 Scandales dans l'Église
Nous
n'avons étudié jusqu'ici que le côté spéculatif de la morale du christianisme,
les racines qu'elle a dans le dogme, l'influence que celui-ci peut et doit
exercer sur les mœurs. Nous nous sommes soigneusement renfermé dans le cercle
des idées, nous avons évité toute preuve a posteriori, uniquement pour
procéder avec quelque ordre dans notre exposition. Peut-être aura-t-on cru qu'en
nous isolant dans la région des abstractions nous voulions fuir la réalité, qui
pouvait renverser nos déductions ; que nous avons voulu nous donner libre
carrière, en raisonnant sans fin et n'invoquant jamais le contrôle de
l'expérience. Mais on se serait étrangement mépris sur nos intentions. Bien loin
de fuir la réalité, l'expérience, de rejeter toutes les preuves à posteriori,
nous ne les avons ajournées que pour leur ménager une place plus large et plus
convenable. Les principes dont nous avons parlé jusqu'ici, les défauts que nous
y avons découverts, les germes de faiblesse, de dégénération, de corruption,
nous allons les voir dans le monde extérieur, exerçant leur influence,
développant les forces funestes qu'ils recèlent, poussant des branches et des
feuilles qui vont couvrir d'une ombre de mort une partie de l'humanité. Nous
allons assister à des spectacles hideux, voir des théories repoussantes, des
doctrines difformes, des vices inouïs s'abriter sous les principes du
christianisme, couvrir son tronc d'une végétation impure, promptement retranchée
sans doute par l'autorité de l'Église, mais qui ne laissera pas de prouver,
d'une part, que nous ne nous étions pas trompés en signalant ce germe funeste
dans la doctrine chrétienne, et de montrer d'autre part le mal très réel, très
historique qu'elle a causé dans le monde.
Nous
avons indiqué plusieurs causes de dégénérescence dans la morale chrétienne :
l'abolition de la Loi, la fiction de la mort et de la résurrection des fidèles
avec Jésus, l'état d'innocence où nous sommes replacés par la vertu de Jésus, la
théorie de la Loi enfantant le péché, l'extériorité de la rédemption, de la
réparation. Nous allons voir ces causes contribuer tour à tour à la naissance de
quelqu'une de ces doctrines monstrueuses qui ont souillé l'histoire du
christianisme, qui n'ont point d'exemple possible dans l'histoire de la
Synagogue, précisément parce que tous les vices signalés par nous sont inconnus
dans le judaïsme ; nous allons voir ces forces en jeu, en action, sur le théâtre
de l'histoire ; bien plus, afin qu'on ne puisse révoquer en doute la connexion
logique de ces effets avec les causes en question, nous surprendrons, dans le
langage de ces sectes elles-mêmes, des déclarations, des aveux qui constateront
d'une manière irrécusable l'origine que nous leur avons assignée.
3.2 Embarras des apôtres
On
ne saurait imaginer une plus prompte, une plus hâtive floraison. Dès les temps
apostoliques, la semence jetée dans le sol du christianisme pousse déjà ses
bourgeons à l'aspect immonde, aux couleurs sinistres. Qu'il y eût dans ce
temps-là des vices, des crimes, des dérèglements, même excessifs, ce ne serait
pas encore un si grand mal, et cela ne prouverait pas encore la vérité de nos
déductions, si ces vices, si ces crimes, si ces excès ne se fussent dès lors
érigés en système, ne se fussent donné une régularité. scientifique, un
principe, une justification, j'allais dire une consécration en forme. Ce
qui constitue leur importance, ce qui nous donne malheureusement raison sur tous
les points, c'est que ces vices ne se soient pas cachés, n'aient pas eu honte
d'eux-mêmes mais qu'ils aient pris hardiment place dans l'Église, qu'ils aient
étalé sans pudeur leur difformité au soleil, qu'ils se soient crus justifiés par
le dogme, par la morale chrétienne. Voilà ce qui ne peut pas être contesté, et
ce qui forme pour nous le point vital de la question. Nous serions médiocrément
surpris, encore moins scandalisé, d'entendre de la bouche de l'Apôtre qu'il y
avait dans l'Église
desfornicateurs, des idolâtres, des adultères, des efféminés, des pécheurs
contre
nature, des larrons, des avares, des ivrognes, des médisants, des ravisseurs (I
Corinth., V, vers. 10 et 11. Ibid., VI, vers. 10) ; qu'il y eut parmi les
chrétiens des impudicités telles qu'entre les Gentils il n'en est point de
semblable ; qu'il y eut tel chrétien qui entretenait la femme de son
père : tout cela, malheureusement, est trop dans la nature humaine pour
qu'on puisse, sans flagrante injustice, le mettre à la charge du christianisme.
Mais ce qui lui appartient en propre, c'est le motif, le prétexte, l'occasion de
ce tableau révoltant. Ne ressort-il pas manifestement des paroles de l'Apôtre
que c'est la liberté chrétienne qu'invoquaient ces libertins et ces
criminels ? Ne se retranchaient-ils pas derrière l'abolition de la Loi ?
Ne se prévalaient-ils pas de ce que Paul avait permis toutes les jouissances
interdites par le judaïsme ? Et voyez l'Apôtre surpris, déconcerté, se débattre
péniblement dans cet embarras inattendu qu'il s'est créé lui-même. Il se défend,
il se couvre de son mieux ; il tâche d'amortir le coup qu'on va lui porter avec
ses propres armes. « Toutes choses, dit-il,me sont permises..
(Voilà donc la parole avec laquelle cette tourbe se vautrait dans la fange de
tous les vices.) Toutes choses me sont permises, répète-t-il à son tour
pour circonscrire la portée de cette phrase malencontreuse et immorale, mais
toutes choses NE CONVIENNENT PAS ; toutes choses me sont permises, mais
je ne me rendrai esclave d'aucune chose. Les viandes sont pour l'estomac et
l'estomac est pour les viandes, mais Dieu détruira l'un et l'autre. Mais le
corps n'est point pour la fornication ; il est pour le Seigneur, et le Seigneur
est pour le corps (I Corinth., VI, 12, 13) ». Vains efforts ! Dialectique
impuissante ! Misérables faux-fuyants qu'on oppose tardivement à ce cri
de liberté poussé contre la Loi ; la Loi qui était la sanction, le
palladium du rite aussi bien que de la morale ! Protestation inefficace contre
les vices et les passions qui, naguère enchaînés par la Loi au fond du cœur
humain, se lèvent à leur tour, brisent leurs liens, et crient liberté ! Un coup
d'œil suffit pour démêler tout ce qu'il y a de faux, d'embarrassé, d'illogique
dans cette défense désespérée de Paul. Il n'ose pas retirer le mot funeste :
« Toute chose m'est permise. » Il l'a trop dit, trop répété, il l'a logé
trop profondément dans les cœurs des fidèles pour qu'aucune puissance humaine
puisse l'en arracher : aussi ne l'essaie-t-il même pas, il n'ose lui opposer que
des correctifs, et quels correctifs ! Toute chose m'est permise, mais
toutes choses ne conviennent pas. Quel aveu, quelle dégradation, quelle
chute ! On n'ose parler de vertu, de devoir, de moralité absolue à ces
multitudes égarées, abruties, on leur parle de convenance ; on ne
conteste pas que tout ne soit permis, on nie seulement que tout
soit opportun, que l'homme, maître désormais de ses actions, n'ait à
garder aucune mesure dans l'exercice d'une liberté sans bornes. Si du moins
cette convenance était dictée par des motifs raisonnables ! Paul essaie d'en
donner. Il imagine un semblant de distinction entre les lois diététiques et les
lois morales. Les viandes sont pour l'estomac et l'estomac est pour les
viandes, mais Dieu détruira, l'un et l'autre. Mais le corps n'est point pour la
fornication, il est pour le Seigneur... Il n'y a pas, j'ose le dire, un seul
de ces grands scélérats qui n'eût été capable de renverser d'un coup
l'argumentation de Paul, qui n'eût pu répliquer que si les viandes sont pour
l'estomac, les plaisirs aussi sont pour le corps ; que si Dieu doit détruire
l'estomac et les viandes, Dieu détruira aussi la main qu'on avance pour le vol,
le bras qu'on arme pour l'homicide, les sens qu'on sature de gourmandise,
d'ivrognerie, de voluptés, d'adultères ; que si le corps est fait pour le
Seigneur, c'est probablement qu'il a quelque prix, qu'il est digne de la
sollicitude de Dieu ; que tout ce qui le regarde n'est pas indifférent, qu'il
n'est pas vrai que ce qui entre par la bouche ne le souille point, aussi bien
que le larcin et l'adultère.
Veut-on
saisir mieux encore le sens de cette convenance, qui est désormais la seule base
de la morale de Paul, la seule planche de salut dans ce naufrage universel ?
Veut-on voir si nous avons calomnié l'Apôtre ? C'est à propos des chairs
sacrifiées aux idoles, dont plusieurs fidèles se permettaient de manger et dont
il les exhorte à s'abstenir, afin seulement d'éviter le scandale. Là aussi le
grand mot Tout est permis était la devise favorite, le cri
d'encouragement ; et là aussi Paul le saisit sur la bouche des fidèles, et le
circonscrit à sa guise. Toute chose, dit-il, m'est permise, mais toute
chose n'est pas convenable ; toutes choses me sont permises, mais toutes choses
n'édifient pas (I Corinth., X, vers. 23). La situation identique, les
phrases parfaitement conformes, la clarté plus grande qu'on répand ici sur la
valeur de cette convenance, garantissent la vérité et l'exactitude de notre
explication. Ce n'est pas encore une hérésie qui ait un nom, un drapeau, une
histoire, quoique ce soit bien le germe d'une hérésie.
3.3 Les Nicolaïtes
La
première qui porte véritablement ce nom dans l'histoire, la plus ancienne
manifestation de la raison humaine abandonnée à elle-même dans le sein du
christianisme, c'est une grande, une éclatante révolte contre la morale. On ne
connaît pas de plus ancienne secte que celle des Nicolaïtes, dont l'Apocalypse
fait déjà mention, ch. II, vers. 15, comme d'une hérésie dont les doctrines
étaient déjà notoires et répandues. Ce n'est pas un médiocre personnage que
ce Nicolaüs, le fondateur de la secte, un des sept diacres de
l'Église. Ce n'est pas un spectacle peu instructif que celui des Nicolaïtes,
qui, presque au berceau du christianisme, érigent en règle de conduite la
licence des mœurs et toute espèce de sensualité15 ; qui, pour mieux se soustraire à l'esclavage
des sens, pour ne pas consumer la liberté de l'esprit dans des combats
journaliers et monotones, veulent épuiser la chair en ne lui refusant aucun de
ses désirs. N'est-ce pas le principe de Paul, la liberté de l'esprit, poussée
jusqu'à ses extrêmes conséquences ? N'est-ce pas le mépris, la dégradation de la
chair, qui porte ses fruits ?
3.4 La prophétesse de Thyatire
Sans
sortir des temps et du terrain évangéliques, nous rencontrons encore des
prophétesses qui rivalisent d'immoralité avec Nicolaüs le diacre. Ce vieillard
juif, ce noble esprit, cette âme pure, ce cœur aimant, Jean, le disciple
bien-aimé qui reposa sa tête sur le sein de Jésus, s'enflamme d'un saint zèle
contre la ville qui l'accueillait, contre l'évêque qui permettait la prédication
de la prophétesse : Ange de l'église de Thyatire, s'écrie-t-il,
... j'ai quelque chose contre toi. C'est que tu souffres que cette Jézabel,
qui se dit prophétesse, enseigne et qu'elle séduise mes serviteurs pour les
porter à la fornication, et pour leur faire manger des choses sacrifiées aux
idoles. Ici non seulement la même licence de mœurs reparaît, mais elle se
montre en compagnie des viandes de l'idolâtrie, probablement à cause du motif
commun à l'une et à l'autre : le grand mot de Paul : Tout m'est
permis, ce mot que nous avons surpris, dans ses Epîtres, chez
les fornicateurs et les mangeurs de viandes sacrifiées, et qu'il
combat dans les deux cas par la même distinction : Tout m'est permis, mais
tout ne m'est pas convenable.
3.5 Les Simoniens. - Autres sectes gnostiques. - Sectes au moyen âge
Avons-nous
besoin de passer ici en revue la longue série des sectes gnostiques ? Il n'y a
pas jusqu'à la plus ancienne de toutes, celle de Simoniens, issue
directement de Simon, dit le Magicien et contemporain des Apôtres, qui ne
déclarât les bonnes œuvres indifférentes au salut16. Après lui, les imitations se pressent en
foule. Sans parler des Nicolaïtes, que plusieurs rapportent à cette classe et
dont nous avons déjà fait mention, il y eut les Valentiniens, qui niaient la
nécessité des bonnes œuvres et qui, se prétendant spirituels ou
pneumatiques, jugeaient leur salut assuré par cela seul indépendamment de toute
espèce de bonnes œuvres17. Il y eut les Basilidiens, les Caïnites et les
Carpocratiens, qui poussaient encore plus loin leur spiritualité, en s'imposant
par devoir les plus impudentes violations de toute morale ; les Aétiens ou
Eunomiens, qui niaient également la nécessité des bonnes œuvres. Il y eut au
IVe siècle des Messaliens, qui dispensaient le fidèle de toute vertu
pourvu qu'il priât sans cesse, et qui, grâce à la perfection qu'ils
croyaient avoir atteinte, devenus impeccables, se livraient sans scrupule à
toute sorte de licence et de libertinage. Il y eut avant eux, au
IIe siècle, les Adamites, qui se prétendaient rétablis par Jésus dans
la justice originelle, dans l'état d'Adam avant le péché, et qui par suite
imitaient le premier homme en allant tout nus, en rejetant le mariage, et
regardaient la communauté des femmes comme un privilège de ce retour à la pureté
primitive. Vint ensuite le moyen âge et, avec lui, un essaim de sectes
monstrueuses. La dernière nommée enfanta, au XIIe siècle, la secte de
Teudème, qui déclarait la fornication et l'adultère choses saintes et
méritoires ; au XIVe, les Turlupins, qui soutenaient que l'homme,
arrivé à un certain état de perfection, était affranchi de toute loi, et que la
liberté de l'homme sage consistait non à dominer ses passions, mais, tout au
contraire, à secouer le joug des lois divines. Il n'est pas besoin d'ajouter
quelles pratiques abominables s'ensuivaient de pareilles théories. Enfin, au
commencement du XVe siècle, les Picards ou Begghards renouvelèrent
toutes les erreurs des anciens Adamites. Le moyen âge compte aussi les Frères du
libre esprit, et un scolastique : maître Eckhart18, qui soutinrent l'indifférence des œuvres
extérieures.
3.6 Principes de l'immoralité, gnostique ; théorie que ce spectacle suppose
Mais
nous ne quitterons pas le moyen âge sans faire deux remarques que le lecteur
intelligent appréciera. L'une regarde particulièrement les Gnostiques. Nous
voyons dans leur dépravation systématique un phénomène qui vient confirmer de
point en point notre assertion : que cette sorte d'erreur et de libertinage a
son origine première dans le mépris du corps prêché par le christianisme. Nous
avons dit précédemment qu'on peut le pratiquer de deux manières : soit en
mortifiant son corps, en le soumettant aux plus dures privations, soit en lui
refusant tout, même la règle. Nous avons dit aussi que la fiction, le
rêve d'un état palingénésique, d'un degré de perfection sans exemple dans cette
vie, était capable de donner le vertige en fait de morale, et d'autoriser des
actes, criminels sans doute dans les rapports physiques et moraux actuels, mais
qui cessent de l'être dans les conditions fictives de ce royaume imaginaire où
l'on se croyait admis.
N'est-ce
pas là ce que nous voyons chez les Gnostiques ? N'est-ce pas ces causes
précisément que nous voyons en jeu ? N'est-ce pas ce mépris du corps qui enfanta
chez eux deux effets opposés à la foi : chez les uns une règle rigide jusqu'à
l'excès, des mortifications inouïes ; chez les autres un dérèglement sans
bornes, des monstruosités sans exemple ?
3.7 L'hébraïsme ne connaît rien de semblable
L'autre
remarque n'est pas moins importante, et nous avons eu ailleurs l'occasion d'en
faire une semblable, à propos des protestations renouvelées de siècle en siècle,
dans le christianisme, contre la distinction des personnes dans la
Divinité.
Nous
disions alors : puisque, malgré la double influence de l'ancien paganisme,
polythéiste par excellence, malgré l'influence du christianisme officiel, malgré
le penchant et l'état général des esprits, le monothéisme se fit jour à travers
tous les obstacles, il faut bien que le germe en ait été déposé dès l'Origine
dans le christianisme, étouffé depuis, il est vrai, par des idées parasites qui
en usurpèrent la place et qui l'empêcbèrent de fleurir. Nous disons de même à
présent, et sans doute avec plus de raison encore : puisque, malgré l'instinct
moral inhérent à toute créature raisonnable, malgré les notions innées du bien
et du mal, malgré les mœurs païennes, qui, bien que corrompues elles aussi,
n'osèrent jamais toutefois élever la corruption à la hauteur d'un principe,
ériger l'immoralité en système et lui donner une consécration religieuse ;
malgré l'exemple, l'autorité, les condamnations du christianisme officiel, ces
erreurs firent leur chemin ; s'il n'est pas une période dans l'histoire de
l'Église où les yeux ne soient contristés par quelque spectacle révoltant, par
quelque théorie monstrueuse ; si, jusqu'en plein XVe siècle, ces
sectes étalèrent au grand jour leur hideuse nudité ; j'ajoute encore, si
l'hébraïsme dans les phases innombrables de son histoire, quarante fois
séculaire, n'a jamais étonné le monde par un pareil spectacle, il faut bien dire
qu'il y avait quelque chose dans le christianisme, quelque force latente,
quelque germe puissant, qui tendaient irrésistiblement à croître, à se
développer, à porter des fruits nombreux. Et qu'est-ce que ce germe, sinon les
causes mêmes que nous avons signalées ?
3.8 Exception unique, et qui confirme notre système
Nous
venons de dire que l'hébraïsme est pur de semblables souillures. hâtons-nous
d'ajouter qu'il y a une exception, une seule, et qu'elle aussi vient confirmer,
non seulement la nature des erreurs qui produisirent de tels effets, mais encore
l'origine kabbalistique du christianisme, origine qui contribua puissamment par
la corruption de ses doctrines à la naissance et au développement de cette
abominable morale. Cette exception, c'est un autre prétendu Messie, un
autre kabbaliste qui nous la fournit : c'est, en un mot, Schabbataï Zevi.
Spectacle instructif ! C'est chez lui la même suite, le même enchaînement de
doctrines qui va aboutir aux mêmes abominations. Lui aussi est la vertu de
Dieu incarnée ; lui aussi est le Dieu-Messie, l'introducteur d'une
ère nouvelle, qui ouvre dans sa personne l'âge messianique, le monde à venir.
Lui aussi distingue les Psychiques et les Hyliques, parce que le Zohar semble
l'y autoriser ; seulement, il ne comprend pas cette spiritualité à la manière du
Zohar, mais bien à la façon de Paul : lui aussi vit dans ce monde de
spiritualité et de liberté parfaite qui est la Bina, la mère supérieure,
le monde à venir où le mal n'est pas même sensible, où aucune distinction ne
sépare le pur de l'impur, le bien du mal, car tout y est bon, tout y est pur,
tout est beau, tout est bien ; lui aussi, vivant dans ce monde fantastique, il
se croit tout permis, et, tout Messie, tout saint, tout Dieu qu'il se dit, il
étonne le monde par ses impudicités sans nom, par son libertinage public,
éhonté, j'allais dire religieux, puisque c'est au nom de la religion, du devoir,
de la vertu qu'il s'y livrait. N'est-ce pas, comme nous l'avons déjà dit quelque
part, une histoire en petit (mieux connue, parce qu'elle est plus près de nous)
de la naissance et des vicissitudes du christianisme ?
3.9 Le protestantisme et ses doctrines morales.
Une
autre considération, déjà effleurée précédemment, relève encore l'importance de
ces exemples. C'est que toutes les fois que la pensée chrétienne s'est sentie
maîtresse d'elle-même, toutes les fois que ce grand arbre, au lieu de végéter
dans des serres officielles, sous la chaleur artificielle que ses gardiens lui
mesuraient a pu librement s'épanouir au grand air, à la lumière du soleil, il ne
manqua pas de produire, à côté de ses plus beaux rameaux, de ses fruits les plus
savoureux, de ses ombrages les plus salutaires, une branche, un fruit, une ombre
de mort, comme dit l'Ecriture. Témoin deux grands époques dans l'histoire du
christianisme : la première, c'est la liberté vierge, non assujettie encore à
l'autorité ecclésiastique, c'est-à-dire le Gnosticisme, dont nous avons
parlé jusqu'ici ; l'autre, c'est la liberté reconquise, le joug une fois secoué
de l'Église extérieure, - c'est-à-dire le Protestantisme, dont nous
allons raisonner brièvement. Viendra-t-il, le protestantisme, confirmer nos
prévisions ? Cette revendication du libre examen, ce retour au jugement de la
droite raison, cet appel au bon sens, à la logique, à la libre interprétation de
l'Ecriture, que va-t-il produire ? Sans aucun doute, si le même phénomène nous
apparaît, si la même immoralité vient couronner tant d'efforts, tant de nobles
aspirations, tant de fière indépendance, si elle se trouve au bout de tout libre
examen, il faudra dire que ces germes, que ces causes par nous signalées
existent bien réellement dans le christianisme. Et, qu'on le remarque, le
protestantisme, sonnant le réveil de nos facultés paralysées ou endormies,
s'allie naturellement avec tous les nobles et généreux instincts du cœur ; il
fait son apparition dans l'histoire à une époque relativement avancée, où les
mœurs commençaient à se dégager de cette rouille grossière que le moyen âge y
avait déposée, et où les études classiques aidaient au développement parallèle
de nos meilleures facultés. Que pourrait-on désirer de mieux pour présager
l'avènement d'une morale noble et pure ? Et cependant, quel spectacle navrant
nous offre la religion du libre examen ! Bien loin d'en vouloir au
protestantisme, nous disons qu'il a rempli entièrement, complètement, sa
mission ; qu'il a mis à nu sans hésitation, sans réticence, sans peur et sans
reproche, loyalement et courageusement, ce que le christianisme a de défectueux
en fait de morale, ce qu'il peut produire de sinistre quand la surveillance
sacerdotale n'est pas là pour conjurer le péril, pour étouffer l'hydre
menaçante. Mais enfin nos assertions n'en sont que mieux démontrées, et
l'histoire des doctrines protestantes est notre plus puissant auxiliaire.
Les
faits parlent d'eux-mêmes. Nous ne dirons qu'un mot de Jean Huss, qui
n'obéissant, lui aussi, qu'à son inspiration individuelle, enseigne la même
doctrine. Mais Luther vient ; il s'affranchit de l'église dominante, il ne
recule pas devant la plus audacieuse révolte. Que va-t-il décider en fait de
morale ? Quel arrêt va-t-il prononcer sur les bonnes œuvres ? Un arrêt, j'ose le
dire, qui fait frémir. Il les déclare péchés mortels. La raison, le cœur,
les bonnes mœurs, résistent à cette doctrine par la bouche de Mélanchton. Vaine
résistance ! En 1567, la diète de Worms le condamne et approuve la morale de
Luther. Pourrons-nous espérer quelque chose de mieux de Calvin ? Pourtant, lui
aussi n'a de liens avec personne, ni avec Luther ni avec l'Église.
Qu'enseignera-t-il sur la morale du christianisme ? « Nous
croyons, disent les calvinites en chœur, que par la foi seule nous
participons à la justice de Jésus-Christ ; DIEU N'A POINT ÉGARD AUX BONNES
ŒUVRES ». Le protestantisme passe de main en main, change ses écoles, ses
maîtres, sa patrie, son église : sa morale est toujours la même. Les anglicans,
qui sont les plus modérés, proclament en 1562 : Que les bonnes œuvres, même
produites par la foi, ne peuvent expier nos péchés et soutenir la rigueur du
jugement de Dieu... Quant à celles qui s'accomplissent sans la grâce de Jésus,
elles ne sont que péchés mortels.
3.10 Le quiétisme
Les
années se succèdent, on passe à une autre forme de protestantisme, à un autre
pays ; et la morale ? Les œuvres morales, nous dit le synode calviniste
de 1618-19,n'entrent point en compte pour notre justification. Nous
sommes presque au seuil des temps modernes, et la morale chrétienne, qui a la
parole libre, l'enseignement indépendant, n'a point bougé d'un pas.
Imitons
pourtant le malade qui change de position pour soulager ses souffrances :
passons à une autre église, demandons à une autre période des nouvelles de la
morale catholique. Chose remarquable ! Tandis que le sacerdoce toujours debout,
moitié religieux, moitié politique, surveille la morale catholique de peur
qu'elle ne s'égare dans des voies où la société périrait avec elle, le souffle
de la liberté, l'esprit philosophique, la logique et ses droits, pénètrent à
travers cette grille, cette muraille de fer que leur oppose une compacte
hiérarchie ; et un beau jour, dans cette serre, gardée, régentée, épiée, on voit
pousser une plante exotique, inconnue, dont les germes étaient sans doute dans
les couches les plus profondes du sol, mais qu'un rayon de soleil plus puissant,
qu'un souffle printanier tout nouveau a fait éclore, à la grande stupéfaction
des gardiens. Avons-nous besoin d'ajouter que nous parlons du quiétisme ?
Molinos, qui y attacha à jamais son nom, si grande que fût sa hardiesse, n'est
pas tout à fait isolé dans l'histoire du catholicisme. - Il appartient à cette
famille qui reconnaît Origène pour père, qui se continue dans Evagre, diacre de
Constantinople, dans les Hésychastes du XIVe siècle, dans les
Begghards, qui poussèrent plus loin les conséquences de la doctrine19, et plus ou moins dans la plupart des
mystiques20, dont le plus célèbre en cette matière fut
l'archevêque de Cambrai. Or, la proposition la plus caractéristique du
quiétisme, celle autour de laquelle se groupent de près ou de loin toutes les
écoles sus-mentionnées, celle qui éveilla les alarmes de l'Église, c'est
celle-ci : Que, dans l'état de contemplation, l'usage des sacrements et la
pratique des bonnes œuvres deviennent indifférents, les représentations et les
impressions les plus criminelles qui ont lieu dans la partie sensitive de l'âme
ne sont point des péchés. Fénelon lui-même, tout archevêque et tout modéré
qu'il était, cette âme candide, ce noble cœur, ce loyal catholique, ne crut pas
s'éloigner de la véritable doctrine en enseignant que l'âme peut, sans être
coupable, pousser le désintéressement jusqu'à ne plus désirer son salut, ni
craindre sa damnation ; et, de son côté, le Congrégation du Saint-Office eut
besoin de trente-sept conférences pour censurer Fénelon.
C'est
ainsi que chaque coup porté par le christianisme à l'ancienne orthodoxie
hébraïque allait frapper les plus sacrés intérêts de la morale, en ébranlait les
bases les plus naturelles.
Le
christianisme, plaçant son royaume hors de ce monde, n'embrassant point dans ses
vues la société politique, condamnant le temporel du mosaïsme, fut contraint par
la force des choses à monter lui-même sur ce trône laissé vide, à opter entre la
servitude et l'empire, à mettre à la place du temporel le spirituel, et à créer
du même coup l'intolérance religieuse. Par l'abolition de la Loi, il mina les
bases de la morale ; il prépara, il autorisa, sans doute à son insu, la licence
des mœurs. Par ses fictions sur la mort et la résurrection, qu'il dut substituer
forcément à une réalité démentie par les faits, il sanctionna l'énorme équivoque
de donner aux vivants la liberté des morts, à l'humanité actuelle les
lois qui régiront l'humanité sortie du tombeau. Par la Rédemption, il exerça une
triple influence sur le sort de la morale. Par le rétablissement des hommes dans
l'état primitif d'Adam, il consacra une fiction rétrospective, de même que, par
la fiction de la résurrection, il préjugeait les droits du plus lointain
avenir ; illusion dans un cas comme dans l'autre ! Par l'idée même du péché, il
renversa les notions les plus naturelles du bien et du mal, enseignant que c'est
par la Loi seulement que nous connaissons le péché. Par l'acte
même de la rédemption, il désintéressa l'homme de l'œuvre du salut, en rejetant
sur le Dieu-Messie tout le poids de l'expiation et transportant le théâtre de sa
régénération du dedans au dehors. Enfin, les fruits pernicieux de ces erreurs
spéculatives ne tardèrent pas à paraître, que dis-je ! ne cessèrent pas de se
manifester de siècle en siècle, dans ces innombrables et savantes hérésies,
apparitions étranges sans doute, souvent affreuses et abominables, mais que
l'enchaînement logique des idées amenait de temps en temps sur la scène de
l'histoire, sujet à la fois d'épouvante, d'indignation et de réflexions
douloureuses pour les générations de l'avenir.
Chapitre 4
MORALE CHRÉTIENNE
Nous
avons jugé ne pouvoir mieux procéder dans cette étude sur la morale du
christianisme qu'en débutant par un examen des bases spéculatives sur lesquelles
elle s'appuie. Nous sommes-nous trompé sur le choix de la méthode ! Ou bien
avons-nous, par hasard, fait fausse route dans nos appréciations ? Le lecteur le
dira.
4.1 Ses titres et ses prétentions
Quoi
qu'il en soit, voici qu'un autre travail, qu'une nouvelle tâche va nous être
imposée. Quels que soient les fondements de la morale chrétienne, quelque
jugement qu'on porte sur leur solidité, toujours est-il qu'un grand, qu'un
magnifique édifice a été élevé sur ces bases. Mille générations se sont abritées
sous son toit hospitalier ; mille souffrances, mille douleurs y ont trouvé un
soulagement presque divin ; mille vertus s'en sont répandues dans le monde,
communiquant partout le courage du bien et la terreur du mal ; mille génies ont
courbé leur front à sa vue : inclinons-nous aussi devant ce chef-d'œuvre d'une
poignée de Juifs, devant cette branche du grand arbre d'Israël, greffée sur le
tronc des Gentils. Nous y reconnaissons l'empreinte du judaïsme, l'esprit des
patriarches, des prophètes et des docteurs ; nous sommes tentés de dire avec le
vieil Isaac : « En vérité, les mains sont celles d'Esaü, mais la voix est bien
celle de Jacob ».
Déplorable
effet d'une séparation toujours croissante ! Il arriva cependant, après bien des
siècles, qu'un jour le christianisme et le judaïsme, fatigués l'un de frapper,
l'autre de souffrir, se regardèrent en face, se reconnurent, se saluèrent du nom
de père et de fils. Mais, ô malheur ! Le fils ne s'inclina point devant les
cheveux blancs de son père, - le père n'embrassa ni ne bénit son fils, ce
Joseph, éloigné si jeune et si obscur du sein paternel et qu'il retrouvait en
Egypte, grand, riche, fier de sa puissance. A qui la faute ? - L'histoire le
dira, le jour où le père et le fils réconciliés se jetteront dans les bras l'un
de l'autre.
4.2 Pourquoi la morale judaïque n'a pas été assez appréciée
En
attendant, s'il est quelque chose qui retarde l'avènement de ce grand jour,
c'est la supériorité que s'arroge le fils sur son vieux père, - le christianisme
sur la religion d'Israël, - en fait de morale. S'il y a un outrage qu'un père ne
puisse endurer sans s'avilir, c'est sans contredit celui-là. A la vérité, à la
critique, à l'opinion, le devoir et la tâche d'examiner cette prétention, de
vider ce procès qui dure depuis des siècles. Bien des fois, hélas ! l'hébraïsme
a dû en entendre le reproche ; bien des fois s'est réalisée sur lui la terrible
prédiction d'Isaïe : que, dans son martyre séculaire, à la persécution se
joindrait la calomnie. Serait-il arrivé le jour de la justice, de
l'impartialité, de la bonne critique ? Espérons-le. Déjà des plumes savantes ont
travaillé à la grande œuvre ; déjà l'opinion est émue, ébranlée, et l'on parle,
dans la haute critique, de certaines maximes judaïques (telles que la célèbre
réponse de Hillel au prosélyte) qui avaient devancé et inspiré le fondateur du
christianisme. Pourquoi l'on n'a pas encore remporté une juste et légitime
victoire ; pourquoi un complet succès n'a pas couronné tant d'efforts, nous
allons le dire avec franchise. C'est par deux causes également déplorables. D'un
côté on n'a pas assez distingué ce qui dans le judaïsme est du ressort de la
politique, de ce qui appartient en propre à la morale ; distinction
indispensable, impérieusement requise par la double nature du judaïsme, comme
nous l'avons établi. D'un autre côté, on a attribué trop peu d'importance à la
Tradition, aux rabbins, soit que les déclamations du camp ennemi en aient
imposé, soit qu'on ait voulu affecter un puritanisme juif qui n'est pas de mise
dans le judaïsme traditionnel, rabbinique, tel que nous le professons. Nous
tâcherons d'éviter de notre mieux ces deux écueils, heureux si nous pouvons
faire avancer d'un pas la question religieuse, qui, pour n'être pas agitée à la
tribune ou dans les colonnes des journaux, ne laisse pas de palpiter au fond des
cœurs et des esprits.
4.3 Division de la morale
Nous
diviserons notre travail en plusieurs parties. Notre point de départ
sera l'homme, l'idée qu'on en donne de part et d'autre, l'idée aussi du
monde et de la vie, les maximes générales qu'on a posées, ici et là, en tête de
la morale. - Les devoirs qui se renferment en nous-mêmes, l'humilité,
l'innocence, la simplicité, la véracité, l'abnégation, la pauvreté volontaire ;
- les devoirs qui se rapportent à autrui, et surtout la charité, ce grand
mot que le christianisme a fait entendre pour la première fois à un monde qui
l'ignorait ; le pardon des injures, l'amour de nos ennemis ; l'idée qu'on se
forme des pécheurs, la sollicitude dont ils sont l'objet, la tolérance ;
- enfin, les devoirs qui nous rattachent à Dieu : le but de nos actions, la
gloire de Dieu, la foi, la confiance en Dieu, l'amour de Dieu et la
persévérance, tels sont les grands sujets qui nous occuperont quelques instants,
trop sûr d'avance de ne pouvoir épuiser le moindre d'entre eux... Mais il nous
suffira de les avoir mis chacun assez en lumière pour que la tâche devienne
facile à qui, mieux inspiré et plus heureux que nous, voudra l'accomplir tout
entière.
4.4 Dignité de l'homme, sa chute, sa régénération
En
parlant de l'homme, ce serait ici l'occasion de constater une fois de plus la
gloire, qui appartient incontestablement au judaïsme, d'avoir pour la première
fois annoncé aux hommes qu'ils sont tous les fils d'un même père ; d'avoir, en
un mot, proclamé la FRATERNITÉ UNIVERSELLE. Nous croyons que cette gloire ne
perdra rien de son éclat en figurant à la tête de la charité, dont elle est le
plus précieux joyau et le plus inébranlable soutien. Nous ne parlerons pas non
plus de l'âme ni de ses facultés, et à peine toucherons-nous en passant au libre
arbitre et au péché originel. Nous ne faisons pas de l'anthropologie, mais
seulement de la morale, dans ce qui intéresse directement la pratique.
Or,
la dignité de l'homme figure en première ligne entre ses mobiles les plus
puissants. Sans doute, les Évangiles ne manquent pas de quelques traits qui
relèvent à ses yeux la créature humaine, quoique d'autres, et surtout les
spéculations théologiques ultérieures, l'aient fait descendre bien loin de ces
sereines hauteurs où le judaïsme l'avait placée. Si nous lisons dans Luc21 que le royaume de Dieu est au-dedans de
nous, s'il n'y a rien de plus fréquent que d'entendre le fidèle appelé du nom de
« membre de Christ » ; si l'on veut que Christ habite en nous, si le croyant
est placé au rang des anges et même plus haut encore, il n'y a là, à le bien
prendre, qu'un écho perdu des anciennes doctrines juives, toujours vivantes au
temps de Jésus. L'hébraïsme, on le sait, a fait l'homme à l'image de Dieu : il
est le roi de la création, il en use en maître, il est le vicaire, la providence
de Dieu sur la terre ; j'allais dire qu'il en est le Dieu, comme Dieu dit à
Jacob selon les rabbins : « Je suis Dieu entre ceux d'en haut, tu l'es entre
ceux d'en bas22. » Il est, disent les docteurs dans
le Midrasch, le lien d'amour qui unit le ciel à la terre, car il
participe de la nature spirituelle du premier et de la nature terrestre de
l'autre ; par cette précieuse combinaison, il met la paix entre l'esprit et le
corps, entre le ciel et la terre toujours en lutte (océ schalom befamalia
schel maala veschel matta) ; et si nous interrogeons ici les kabbalistes,
ils nous disent que l'influence de l'homme, ses pensées, ses sentiments, ses
actions, ont un retentissement jusqu'aux extrêmes limites de la création, comme
celui qui tiendrait le bout d'une chaîne dont les anneaux même les plus éloignés
s'ébranleraient à la plus légère secousse [Il est très curieux de
voir cette idée des Kabbalistes, qui a sa place naturelle dans leur système
d'émanation, de la voir, disons-nous, exprimée par Voltaire lui-mêne.].
Mais ce royaume de Dieu qui habite en nous, qu'est-ce, sinon du plus pur
pharisaïsme ? Moïse avait dit : Qu'ils me construisent un tabernacle afin que
j'habite au milieu d'eux. Les Rabbins vont bien au-delà : par une heureuse
infidélité, je me trompe, par une légère modification de sens, dont la parole
mosaïque est à la vérité susceptible, ils changent ce tabernacle de bois, où
Dieu va habiter selon Moïse, en l'âme de l'homme, en son cœur, en son esprit,
demeure mille fois plus digne de la Divinité ; et ils prononcent ce grand mot,
que Dieu habite au-dedans d'Israël, dans son intérieur23. Mais ce n'est encore là qu'un simple germe.
Il faut voir quelle puissante végétation, quel riche épanouissement il va
recevoir entre les mains des kabbalistes. Ce corps de l'homme, que vous voyez si
misérable, n'est rien moins qu'un temple, qu'un sanctuaire auguste, ses membres
n'en sont que les parties ; et prenant d'une main le plan du temple de
Jérusalem, de l'autre l'anatomie descriptive du corps humain, ils suivent
pas à pas le développement parallèle de l'un et de l'autre ; ils assignent à
chaque membre un rôle correspondant à quelque partie du temple, et ils
aboutissent enfin à ce mot sublime24 : que le cœur est le saint des saints,
c'est-à-dire le siège particulier, habituel de la SCHEKHINA, qui n'est autre
chose que le royaume de Dieu, comme nous l'avons mille fois affirmé et comme le
passage de Luc le met en pleine évidence. Bien plus, l'homme juste est le char,
le véritable char que Dieu conduit (Haabot hen hen hammercaba)25 et l'âme du juste est à la fois le char et le
trône de sa sainteté. (Néfesch hatzadik kissé oumercaba likdouschato
yitbarakh.) Nous tous, nous sommes les membres de la Schekhina, du Royaume
(comme les fidèles sont les membres de Jésus, la chair, l'humanité du Verbe), et
c'est pourquoi toute souffrance, toute douleur a un contre-coup dans le cœur de
cette tendre mère qui, à chaque goutte de sang, à chaque larme répandue, le
fût-elle par les impies, ne cesse de gémir et de montrer sa tête et son bras
blessés du même trait qui a percé un de ses membres. (Beschaha schéadam
mitztaher Schekhina ma laschon oméret, kalani meroschi, kalani mizerohi ; im ken
ladaman schel reschahim, etc.26. Après cela serons-nous surpris d'entendre les
docteurs, les kabbalistes, dire que les âmes humaines sont supérieures aux
anges, comme le gardé est supérieur au gardien (mi gadol, haschomer o
hanischmar ?27) ; qu'elles furent les conseillers de Dieu
lors de la création (benafschotehem schel tzadikim nimlakh oubara
haolam28 ; que les justes sont les coopérateurs des
associés) de Dieu dans l'œuvre des cieux et de la terre (tzadikim naassim
schoutafim lehakadosch barouch hou bemahassé schamaïm vaaretz29) ; qu'ils ont eux aussi le titre de créateurs
(hemma hayotzerim choschebé netahim), qu'ils sont le soutien et le
fondement de l'univers (al amoud éhad omed vetzadik schemo)30), que les anges demanderont un jour aux justes
l'explication des mystères de l'Éternel (athidin tzadikim lihiot mechitzatam
lifnim mimalakhé hascharet veschoalim lahem)31) - [Ce que Paul exprime à sa guise en disant :
Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges (I Corinth., chap. VI, vers. 3),
et ce que Pierre enseigne à son tour, lorsqu'il dit que les anges désirent de
regarder jusqu'au fond de la prédication évangélique (1ère Epître catholique de
Saint Pierre, chap. I, vers. 12], - qu'ils s'élèvent à un tel degré de sainteté
que les anges viendront les proclamer trois fois saints, comme ils proclament le
Créateur (atidim tzadikim schéyomerou lifnéhem kadosch)32, et qu'enfin Dieu daignera leur permettre de
porter son nom incommunicable (atidim schéyikareou al schemoto schel hakadosch
baroukh hou). Voilà sans doute un idéal tel qu'il serait difficile d'en
concevoir un plus beau, plus attrayant, plus sublime. Ajoutez que ce but, il
n'est personne qui ne puisse y atteindre, que chacun de nous peut aspirer à
devenir l'égal de Moïse et d'Aaron, QU'IL LE DOIT (Hayab adam lomar émataï
yaghiou maassaï lemaassé Mosché veAharon), et l'on verra quelles grandes,
quelles magnifiques perspectives l'hébraïsme ouvre au plus obscur des croyants,
on verra s'il y a une âme, quelque froide, quelque apathique qu'on la suppose,
qui ne se sente animée d'une ardeur, d'une force incomparable en présence d'un
avenir si glorieux, d'espérances si merveilleuses.
Cependant,
l'homme est déchu ; il l'est pour l'hébraïsme aussi bien que pour le
christianisme, avec cette différence toutefois que, pour le premier, l'histoire
de la chute, telle qu'elle est racontée par la Genèse, laisse entrevoir une
signification bien autrement philosophique que ce récit un peu enfantin de
la pomme, du serpent, etc. ; tandis que pour le christianisme, au
contraire, le péché, le vrai péché, c'est toujours le fruit malencontreux offert
par Ève à Adam à l'instigation du serpent ; et l'Église a fermé la bouche à
Origène, qui essayait de s'élever un peu au-dessus de la lettre. Dans
l'hébraïsme, il n'y a pas d'école un peu sérieuse, les kabbalistes en tête, qui
ne voie dans le récit de la Genèse quelque chose au-dessus et au-delà du drame
du Paradis. Mais enfin, ici et là, l'homme est déchu. Comment se relèvera-t-il
de sa chute ? Par le Verbe incarné, répond le christianisme ; par le Verbe
incarné, répond également l'hébraïsme, surtout l'hébraïsme kabbalistique. Mais
qu'est-ce que le Verbe incarné ? C'est ici que la différence se manifeste, c'est
ici que le génie divers des deux religions se montre à tous les yeux.
Le
Verbe, dit le christianisme, le Logos éternel, devient chair ; il naît, il vit,
il parle, il enseigne, il s'offre lui-même en expiation du péché, et toute
l'humanité souffre en lui, meurt, ressuscite avec lui, et recouvre par lui sa
primitive pureté. Incarnation, sacrifice, vertu, mérite, réparation, -
toutes choses extérieures dont l'humanité ne profite que par un mot qui résume
tous les caractères de cette justice, et ce mot c'est IMPUTATION. En est-il de
même dans l'hébraïsme kabbalistique ? Là, le Verbe, le Logos, le Tiphéret, outre
son éternelle incarnation comme substance dans la nature, s'incarne aussi
comme pensée dans la Loi ; loi qui, sous ses mille aspects, dans ses
mille applications, régit toute la création, depuis l'ange qui siège en présence
de Dieu, depuis l'étoile qui roule dans les espaces infinis, jusqu'au vermisseau
qui rampe sur la terre, jusqu'à l'homme qui entre, lui aussi, dans l'harmonie
universelle, et pour qui cette Loi. aux mille faces, aux mille côtés, se
détermine, se circonscrit, s'adapte à la place qu'il occupe dans la création, et
devient la loi de Moïse (ce puissant génie qui se nomme de
Maistre, en parlant des mystères, a approché de fort près de ces idées).
Voilà le Verbe, le Tiphéret, la Loi incarnée, voilà la
perpétuelle Eucharistie dont les saints se rassasient, voilà la
rédemption qui a pour théâtre le cœur et l'esprit de l'homme ; la Loi, le Sinaï,
au pied duquel les Israélites furent lavés de l'antique souillure contractée par
nos premiers parents (keschéba nahasch al Chava hittil ba zohama ; Israël
schéamedou al har Sinaï passeka zohamatan)33. Nous n'avons pas besoin d'insister sur les
effets délétères de la rédemption tout extérieure que nous propose le
christianisme ; nous ne l'avons vu que trop dans toutes ces écoles ou hérésies,
précédemment signalées, qui justifièrent leur apathie ou leur libertinage par
l'engourdissement de nos facultés morales, que la théorie de la rédemption
chrétienne produit infailliblement.
4.5 Le libre arbitre et la grâce
Que
sera-ce si nous entrons, ne fût-ce que pour un instant, dans le sanctuaire de la
conscience, et si nous demandons au christianisme ce qu'il a fait du libre
arbitre, le plus précieux, sans contredit, de tous les dons de Dieu ? Loin de
nous de vouloir nous engager dans ce dédale obscur où les grâces de toute
espèce sont tellement prodiguées, que la liberté humaine finit par étouffer sous
le poids de tant de bienfaits ! Si quelque chose ressort clairement de ce grand
débat ouvert à l'origine du christianisme, et qui s'étend presque jusqu'à nos
jours, c'est que pour les catholiques, qui font pourtant la part la plus large à
la liberté humaine, l'homme ne se détermine au bien, à la vertu, que par une
impression d'en haut qui l'y dispose. C'est la décision du concile d'Orange, en
529, contre les Semi-Pélagiens. Qu'est-ce que l'hébraïsme enseigne en fait de
grâce et de libre arbitre ? Sans doute, lui aussi reconnaît l'action de Dieu sur
la liberté de l'homme, il croit à une coopération par laquelle Dieu nous aide à
nous élever jusqu'à lui. Sans doute, il met, lui aussi, dans la bouche des
fidèles la sollicitation incessante de cette grâce, de cette aide inestimable.
Mais, hâtons-nous de le dire, la seule doctrine qui au sein du christianisme
retrace l'ancienne orthodoxie israélite, c'est celle qu'on a qualifiée
de semi-pélagianisme. Si rien d'accompli, de parfait ne peut être opéré
par l'homme sans l'appui de l'Éternel ; si le courage, les lumières, la
persévérance sont communiqués par lui seul au cœur de l'homme, le premier pas
cependant, l'initiative de toute vertu, le commencement de toute bonne œuvre, le
premier soupir, la première aspiration vers la bonté, la vérité et la beauté
ineffables, c'est du cœur de l'homme qu'ils doivent jaillir ; c'est à lui, comme
disent les docteurs, à leur ouvrir la porte, cette porte, fût-elle petite comme
la pointe d'une aiguille, afin que Dieu lui en ouvre une autre aussi grande que
celle du temple (Pithou li pétah kehoudo schel mahat vaani eftah lakhem petah
kepitcho chel oulam)34 ; et pour tout résumer par une sentence
kabbalistique : « D'abord le réveil d'en bas, ensuite le réveil d'en haut. »
(Beïtharouta diletatta itharouta dilhella.)
N'est-ce
pas augmenter tout à la fois la responsabilité et la grandeur de l'homme !
N'est-ce pas faire, d'un instrument passif entre les mains de Dieu, une force à
qui Dieu a ménagé un espace et une sphère d'activité propre ? N'est-ce pas
condamner du même coup la paresse, la dissipation, la négligence de nos
devoirs ? N'est-ce pas imprimer un surcroît d'énergie à l'homme, à qui il suffit
d'une simple et noble initiative pour se voir à l'instant pénétré d'une lumière,
d'un courage et d'une force à toute épreuve, dons précieux que le ciel lui
envoie ?
4.6 La vie
L'homme,
que l'on comprend d'une manière si diverse, est jeté sur cette terre, théâtre de
ses actions, dans ces conditions mystérieuses qu'on appelle la vie. Quelle idée
le christianisme nous offre-t-il de la vie ? Il nous serait facile de faire ici
appel à ces grands génies anciens ou modernes, qui ont vu dans le christianisme
la haine contre le monde, la condamnation de la vie, le mépris de tout ce qui en
constitue le charme et les dons les plus précieux. Notre tâche en serait trop
simplifiée, et nous aurions l'air de vouloir nous abriter sous des noms
imposants. Sans doute, cette voix presque unanime n'est pas une petite
présomption en faveur de ce que nous avons déjà énoncé et de ce que nous allons
ajouter ici ; mais c'est aux Évangiles que nous voulons demander la théorie de
la vie, l'idée qu'on doit se former du monde, de ses biens, de ses conditions,
de ses rapports avec la vie éternelle. Or, s'il y a quelque chose de démontré
dans les Évangiles, c'est que le nom de monde y figure invariablement
comme synonyme de vice, de mal, de péché. Pouvait-il en
être autrement pour une religion qui se disait dépaysée ici-bas, qui s'écriait
elle-même : Mon royaume n'est pas de ce monde !
Nous
n'en finirions pas, si nous voulions passer en revue tous les passages où
le monde figure dans l'Évangile comme l'antithèse de tout bien, de toute
vertu, de toute sainteté ; et ce n'est pas une des moindres altérations que le
christianisme ait fait subir à la pensée judaïque que celle par laquelle le
mot monde, qui dans le langage d'Israël était synonyme d'éternité
(olam), est devenu en style d'Évangile le symbole et la qualification du
mal. Nous dirons seulement qu'il est advenu du monde ce qui était advenu
de la Loi. Nous l'avons vu, la Loi fut identifiée au péché, et le monde
aussi va être identifié avec lui, avec le mal. Il suffira de quelques citations
décisives pour confirmer ce qui est dans l'esprit des critiques les plus
impartiaux. Jésus dit de ses disciples qu'ils ne sont point du monde, et
que lui non plus n'est point du monde35 ; et ce qui prouve que toute interprétation
autre que la plus forte, la plus absolue, ne serait pas acceptable, c'est que le
PRINCE DU MONDE est toujours présenté comme l'adversaire de Jésus et de son
Église. Il est impossible, en effet, d'admettre qu'on n'ait entendu
par monde que la génération actuelle, ses vices, sa corruption, ou bien
encore ce qu'il y a de mauvais, de vicieux ici-bas. Car on n'aurait jamais
personnifié dans « le prince du monde » le génie du mal, si le monde lui-même
n'eût été, aux yeux de Jésus et des siens, mauvais par nature et digne qu'un
démon y régnât en souverain. Qu'on jette les yeux sur l'évangile de Jean,
chapitre XII, vers. 31, où le prince de ce monde va être « jeté dehors » ; sur
le chapitre XIV, vers. 30, où le prince du monde est présenté s'avançant
contre Jésus pour causer sa perte, - et l'on comprendra du même coup la vérité
de nos assertions, et la justesse, l'admirable justesse, même au sens
évangélique, de l'opinion de Marcion, qualifiée pourtant d'hérétique, à
savoir que le Dieu de l'ancienne Loi, quoiqu'il soit bien le Dieu même de la
nature, est toutefois très différent de celui des Évangiles.
Quant
à l'hébraïsme, c'est tout autre chose. Nous ne disons pas l'hébraïsme de la
Bible ; car, bien loin de tomber dans l'excès des Évangiles, il semble plutôt
pencher du côté opposé, tant le monde présent, la vie, ses biens, ses
conditions, y sont présentés sous un jour favorable ; et l'abus même qu'on en a
fait pour y nier toute spiritualité, tout souci de la vie éternelle, en est la
preuve. Aussi n'imiterons-nous pas M. Salvador, qui, se fondant uniquement sur
la Bible, n'y voit que de la matière et des biens matériels, c'est-à-dire
un parfait antagonisme avec la conception chrétienne. - Non ! le véritable
hébraïsme n'est pas là, il est dans la tradition et ses organes, qui,
tout en acceptant l'héritage de la Bible, le dominent de toute la hauteur, de
toute la supériorité de la vie éternelle sur cette existence d'un jour. Or,
qu'est-ce que le mondepour la tradition ? Ce n'est pas une prison, un
enfer, un purgatoire, un exil, comme l'enseignèrent tour à tour des religions ou
des philosophies. C'est tout simplement unvestibule. Ce n'est plus
le chemin public, mais ce n'est pas encore la maison ; c'est un
lieu d'initiation, d'apprentissage de la vie future, où les hôtes se préparent à
entrer dans le triclinium, c'est-à-dire dans la salle à manger36. C'est l'aujourd'hui, comme l'éternité
est le lendemain ; le temps du travail, de l'action, des bonnes
œuvres, du culte, de la piété, comme l'éternité est celui de
la rétribution37 ; c'est la veille du sabbat où l'on
apprête son repas pour le sabbat, jour du Seigneur38 ; c'est le tour du devoir et de la soumission,
comme demain viendra le tour de la liberté et de l'affranchissement de tout
précepte39. Temps précieux où « une seule heure de vertu
et de repentir vaut mieux que toute l'Eternité » car l'Eternité ne donne qu'à
proportion de ce qu'on lui apporte40 ; et ce n'est pas en vain que Salomon
proclamait plus heureux le chien vivant que le lion mort41.
Il
y a un fait qui résume toute la différence des deux doctrines ; c'est que tandis
que le prince du monde, pour le christianisme, est le génie du mal, ce
rôle est donné par les kabbalistes à leur royaume, à
leur malkhout, appelé aussi le prince du monde. Fait éloquent à double
titre ; car si d'un côté il confirme notre jugement dans la présente question,
il met presque sous nos yeux les conséquences morales de cette suppression que
nous avons signalée dans la région du dogme, je veux dire l'effacement,
l'absorption du malkhout (monde présent) au sein de la bina (monde
à venir). Dans la place vide, le christianisme a intronisé
un démon - le prince de ce monde.
Nous
ne ferons que signaler ce qui rend le christianisme incapable de régir la vie
présente, par la condamnation, le dédain, l'avilissement dont il enveloppe tout
ce qui en constitue les dons les plus précieux. La vie même est « une charge, un
poids qu'on doit désirer pouvoir bientôt déposer » (Paul) ; la chair est « une
chair de péché », qui ne peut se réhabiliter que par la mort et la résurrection.
Y aurait-il une place pour les plus chères et les plus saintes affections ? Les
riches et les richesses, les grands et toutes les grandeurs humaines, la
science, la joie, n'obtiennent pas un mot qui reconnaisse le bon usage que
l'homme peut en faire ici-bas. Je sais bien que l'Église s'efforce de ne voir
dans l'anathème qui frappe cet usage, que la condamnation des abus. En vain !
Car non seulement Jean42 nous exhorte à ne pas aimer le monde ni les
choses qu'il renferme. Celui qui l'aime n'est pas aimé de Dieu. Dans le monde,
tout est concupiscence de la chair, convoitise des yeux et orgueil de la
vie ; mais Jésus lui-même nous crie43 : Malheur à vous, riches !... Est-ce à
cause de leurs vices ? Non, parce que vous avez déjà reçu votre consolation.
Malheur à vous qui êtes rassasiés !... Et pourquoi ? Parce qu'un
renversement de fortune les attend ? Non, parce que vous aurez faim ; malheur
à vous qui riez maintenant, car vous vous lamenterez et pleurerez. Y
aurait-il place pour l'amour ? Sans doute la charité y est recommandée. Mais ces
liens particuliers et non moins sacrés, qui embellissent et sanctifient la vie,
j'ose dire qu'ils vont se perdre, s'effacer, se dissoudre dans la charité
générale, dans l'Église.
D'abord,
quoi de bon, de légitime, de sacré pourrait exister dans ce monde, dans cette
vie, dans cette chair de péché, sans en contracter la nature et en partager la
condamnation ?
Serait-ce
la famille ? Mais celui qui n'abandonnera pas son père, sa mère, ses frères,
ses sœurs, pour suivre la nouvelle doctrine, n'aura pas rempli jusqu'au bout son
devoir ; et même les derniers devoirs à rendre à un père ne sont pas
capables de faire reculer d'un pas le disciple de Jésus, car c'est aux morts
d'ensevelir leurs morts. Jésus lui-même, averti que sa mère, ses frères et
ses sœurs l'attendaient à la porte : Voilà, dit-il en se tournant vers
les disciples, quels sont ma mère, mes frères et mes sœurs ; et il croit
si bien appartenir désormais à l'ère résurrectionnelle, qui était à ses yeux
l'époque même du Messie, qu'il ose dire à sa mère : Femme, qu'y a-t-il de
commun entre toi et moi ? - Est-ce là le spectaele qu'offre le judaïsme ?
Pour lui la famille n'est pas seulement la base, le premier centre qui en
s'élargissant deviendra l'Etat ; mais le foyer domestique est pour lui le
premier temple, le premier autel, le premier sacerdoce ; et le modèle qu'il
propose à notre imitation, c'est le patriarche entouré de sa famille, adorant le
Très-Haut et lui sacrifiant.
Serait-ce
le mariage ? Nous ne dirons pas, comme on l'a dit, que l'Évangile le condamne ;
mais il est incontestable que l'exemple de Jésus, non plus que celui des
apôtres, ne l'encouragent ni ne le sanctifient, et des paroles de Paul on ne
peut conclure tout au plus que la simple tolérance d'un mal qu'il ne peut
pas entièrement abolir.
Ainsi,
vie, santé, richesse, science, honneur, gloire, amour, famille, patrie, tout ce
qui fait l'existence grande, sainte et heureuse, ce reflet du ciel ici-bas, ce
souvenir du Paradis, cet avant-goût de l'Eternité, tout avili, rabaissé,
conspué, tout immolé à cette existence qui va venir, à ce royaume qui n'est pas
de ce monde, tout entraîné par le même torrent qui a emporté dans la région du
dogme ce qui donne aux choses finies toute leur valeur, et toute leur place dans
l'économie divine : le Royaume, le Malkhout qui est bien de ce monde, que
dis-je ! qui est ce monde lui même (Olam hazé), et auquel Jésus, par une
allusion trop claire, opposait un autre royaume, qui n'est pas de ce monde.
4.7 Maximes générales. - La méthode pharisaïque. - Exemples
Quel
que soit le prix de la vie, quelle que soit la valeur de ce monde et de la
société présente, l'homme y vit ; il doit par conséquent avoir une règle pour
s'y conduire ; cette règle, c'est la Morale. Hâtons-nous de le
reconnaître : autant le christianisme enlève aux affections particulières,
autant il est avare à la base, autant est-il riche et prodigue pour ces
affections générales que l'agglomération humaine produit en s'élargissant ; et
il donne à l'Église, à l'humanité tout ce qu'il a pris à
l'homme, à lafamille, à la patrie. N'est-ce pas ce qui
devait arriver ? N'est-ce pas le rôle, la destinée naturelle d'une religion qui
se proclame elle même étrangère à ce monde, de faire sentir son influence, de
répandre ses bienfaits, dans ce que ce monde lui-même a de plus abstrait, de
plus général, sur ces hauteurs, sur ces sommités qui avoisinent le ciel, qui
sont pour ainsi dire aux frontières des deux vies, des deux royaumes ? Dans ces
limites, cependant, le christianisme a une morale, une
grande morale. Est-elle inconnue, est-elle supérieure à celle du
judaïsme ? Est-ce que celui-ci, après lui avoir tout donné, aurait à apprendre
de son élève ce qui constitue véritablement soit domaine, sa spécialité : le
monde, la vie, l'humanité ?
Nous
examinerons bientôt en détail les plus grandes vertus qui ont illustré
l'enseignement du christianisme. Pour le moment, c'est aux règles générales que
nous voulons nous attacher. Le christianisme, comme toute religion, comme toute
philosophie, a des maximes générales, des principes supérieurs, sortes de
récapitulations qui offrent en abrégé la physionomie spéciale, les germes, les
éléments générateurs de toute sa morale. Le judaïsme est riche, fort riche, en
cette sorte de doctrines, on va en juger. Il n'y a pas jusqu'au passage où est
énoncée la règle fondamentale du christianisme, qui n'en contienne la preuve. A
quel propos Jésus résume-t-il la Loi entière dansl'amour de Dieu et des
hommes ? A propos de l'interpellation d'un SCRIBE qui, l'ayant entendu
disputer, lui demande quel est le premier des commandements ? C'est
alors, c'est après cette question, qui révèle dans le scribe l'habitude de
résumer toute la Loi en certains axiomes généraux, que Jésus lui répond : Le
premier de tous les commandements est celui-ci : Ecoute, Israël, etc. Et
tu aimeras le Seigneur ton Dieu, etc... Et voici le second, qui lui est
semblable : Aime ton prochain comme toi-même44. Un passage analogue est dans Matthieu45 : Toutes les choses que vous voudriez qu'on
vous fît, faites-les aux autres, car c'est là la Loi et les Prophètes. Or,
demanderons-nous maintenant, cette méthode est-elle inconnue au judaïsme ? Les
exemples que la tradition en fournit peuvent-ils rivaliser en beauté, en
grandeur, en sainteté, avec l'écho du christianisme, ou pour mieux dire avec
l'écho de la Bible, qui retentit dans les Évangiles ? Avons-nous enfin à opposer
à cette morale chrétienne des exemples, des maximes, qui servent à la fois à
expliquer l'origine de ces idées elles-mêmes dans les Évangiles et à assurer de
plus en plus la prééminence à la morale d'Israël ? A ces questions, osons le
dire, on ne peut répondre que par une affirmation absolue. Oui, il n'y a rien de
plus commun, de plus fréquent dans les monuments de la tradition que de voir ces
récapitulations de la Loi, ces maximes générales qui en expriment toutes les
parties, qui en retracent toutes les beautés. Nous ferons grâce au lecteur de
ces préceptes, mis ainsi au sommet de la Loi comme son expression générale et sa
synthèse suprême ; le sabbat, par exemple, les tzitzit, et d'autres encore.
Nous
nous bornerons à ceux, et ce sont les plus nombreux, qui ont un caractère
exclusivement moral et qui forment, selon les docteurs, la clef de voûte de la
Loi ; non qu'ils aient eu jamais l'arrière-pensée, comme l'eut probablement
Jésus, de subordonner, peut-être d'immoler la loi cérémonielle à cette morale
toute rationnelle, mais parce qu'ils envisageaient celle-ci comme
la base, comme la condition indispensable pour atteindre encore plus
haut : absolument comme la vie physique, la vie animale, l'instinct, le bon
sens, la raison, le génie, ne sont que des degrés conduisant l'un à l'autre, et
qu'il faut tous parcourir successivement si l'on veut arriver sain et sauf au
sommet. C'est, à la lettre, la théorie kabbalistique enseignée par le plus grand
disciple de R. Isaac Louria, dans son Schaaré kedouscha, et, plusieurs
siècles avant lui, sous des influences un peu plus philosophiques, par l'auteur
du Kouzari. Quoi qu'il en soit, cette méthode et ces maximes abondent
chez les docteurs. Et, chose remarquable ! non seulement ils en créent et des
plus admirables pour leur propre compte, mais ils font remonter la chaîne de
cette méthode de généralisation, jusqu'aux prophètes, qui presque tous auraient
réduit à quelques maximes éclatantes toute la vaste série des préceptes de Dieu.
C'est ainsi que David aurait résumé toute la Loi en onze commandements :
« Marcher vers la perfection, pratiquer la justice, dire la vérité selon son
cœur, ne pas médire, ne faire de mal à personne, n'avoir pas honte de ses
parents, être petit à ses propres yeux, honorer ceux qui craignent Dieu, jurer à
son préjudice et accomplir son serment, ne pas prêter son argent à usure, ne pas
accepter de présent corrupteur pour condamner l'innocent.» C'est ainsi qu'Isaïe
en réduit le nombre à six : « Marcher selon la justice, parler avec droiture,
haïr les gains illicites, fermer ses mains à tout présent injuste, ses oreilles
aux propos de sang, ses yeux au spectacle du vice. » Est-ce tout ? Non, Michée
vient qui simplifie encore la règle du salut : « 0 homme, qu'est-ce que Dieu
exige de toi ! Pratiquer la justice, aimer la charité, et cheminer humblement
devant Dieu. » Avons-nous fini ? Pas encore. Amos franchit un pas, et résume
toute la Loi en un seul précepte, qui a avec le système de Paul une
grande analogie, il est vrai, mais à nos yeux simplement matérielle ;
c'est-à-dire la Foi46. Et Moïse, le grand Moïse aurait-il été moins
synthétique que ses disciples ? Y pensez-vous ? disent les Pharisiens. Quand
Moïse dit à Israël : « Vous suivrez l'Éternel votre Dieu, » Israël lui répond :
« Qui peut marcher sur le chemin de l'Éternel ? N'est-il pas écrit : L'ouragan
et la tempête le précèdent ? » Et Moïse réplique : « Non ; je vous apprendrai,
moi, quels sont les chemins de l'Éternel. Toutes les voies de l'Éternel
sont charité et vérité(Midrash. Il est très probable
que, dans ce remarquable dialogue, les docteurs ont voulu exprimer les
tendances, les idées toutes païennes des Juifs, et la réforme que Moïse allait
introduire dans leurs anciennes doctrines.) ». - Passons aux docteurs
eux-mêmes. Seraient-ils inférieurs aux prophètes, aux modèles qu'ils se
proposent eux-mêmes ? On va en juger. Déjà Siméon le Juste, antérieur de
plusieurs siècles au maître de Nazareth, et par qui s'ouvre à peine la période
rabbinique, proclamait, comme la triple colonne qui soutient la société entière,
la science religieuse, le culte et la charité47. Aurait-on ici l'ancien type des trois vertus
théologales du christianisme : la Foi, l'Espérance et la Charité ! Je pencherais
à le croire. Toujours est-il que le génie hébraïque se révèle entièrement dans
cette antique formule. D'accord avec le christianisme en ce qu'il donne à
la charité un des rangs les plus élevés, il lui associe toutefois
la science et le culte : - la science, qui mène directement à l'action,
comme Hillel le dira encore : « Ain bour yerè hèt, » et ses disciples
après lui : Elle est bien grande la science, qui mène à la pratique ; la
science, qui laisse à la raison tous ses droits ; la science féconde, active,
éclairée, au lieu de la foi stérile, passive, instinctive, pour ne pas dire
aveugle, qui domine dans le christianisme ; - le culte, les œuvres de
piété, mais toujours des œuvres, au lieu de l'espérance, vertu purement
contemplative et oiseuse. Avons-nous besoin de faire mention de la célèbre
réponse de Hillel au prosélyte ? La critique s'en est déjà emparée et chacun la
connaît. Qu'il nous soit permis seulement de mettre en relief deux circonstances
qui ressortent de la comparaison du mot de Hillel avec le mot de Jésus
(Matthieu, chap. VII, vers. 12). On le sait, la pensée, ici et là, est
identique. Mais la forme l'est aussi ; surtout l'épiphonème qui ferme l'une et
l'autre sentence offre des deux parts une très grande analogie. Hillel, après
avoir dit : Ce que tu haïs ne le fais pas à ton
prochain, ajoute : C'est là toute la Loi. - Jésus : C'est la Loi
et les Prophètes. Cependant, à côté de cette ressemblance, notons une
différence qui caractérise leurs génies respectifs. Tandis que Jésus ou
peut-être Matthieu, en vue surtout des Gentils, à qui le mosaïsme ne devait pas
être prêché, s'arrête court aux paroles déjà citées, Hillel, au contraire, a
soin d'ajouter : Le reste en est le commentaire, va et apprends. Ce n'est
pas tout. Le christianisme, qui a pris ce mot célèbre à la tradition judaïque,
imite le pharisien Hillel non seulement dans le fond de la doctrine, mais aussi
dans l'application qu'il en fait et dans le but qu'il se propose, c'est-à-dire
d'instruire et d'évangéliser les Gentils ; car c'est bien à un Gentil, désireux
d'apprendre la religion d'Israël, que Hillel la résume dans le précepte de
l'amour du prochain.
Cependant
les années se succèdent, tout change, tout périt : patrie, indépendance, paix,
bonheur, liberté ; la morale juive seule demeure invariable. Environ deux
siècles après Hillel, nous la retrouvons dans la bouche des docteurs les plus
illustres. Mais ce qui donne une valeur toute spéciale aux maximes qu'on va
lire, c'est qu'elles ont pour auteurs deux des quatre célèbres docteurs qui
entrèrent au Pardès, c'est-à-dire deux maîtres vénérés dans la science
kabbalistique, d'où le christianisme a tiré sa dogmatique et très probablement
aussi sa morale, - la morale essénico-kabbalistique. Qui sont-ils ces docteurs !
C'est d'abord le grand talmudiste et martyr Akiba, qui enseigne : « AIME TON
PROCHAIN COMME TOI-MEME, c'est le grand principe de la Loi. » C'est
ensuite son collègue, Ben-Azaï, qui dit à son tour : « L'HOMME FUT CRÉÉ A
L'IMAGE DE DIEU, voilà le grand principe de la Loi. Garde-toi donc de dire :
Puisqu'on m'a méprisé, que mon frère aussi soit méprisé ; puisqu'on m'a maudit,
que mon frère aussi soit maudit. Car si tu fais ainsi, sache qui est celui que
tu méprises et tu maudis : l'image de Dieu lui-même48.
4.8 Témoignage des Évangiles
Nous
avons fait remarquer précédemment que l'interrogation du scribe qui provoque la
célèbre réponse de Jésus, dans Marc, XII, vers. 28, prouve que la méthode de
récapituler la Loi tout entière en certaines maximes générales n'était pas
inconnue aux Pharisiens, et cela de l'aveu même des Évangiles. Nous allons voir
à présent, par les mêmes Évangiles, cette analogie poussée jusqu'à une parfaite
identité de vues, touchant les vertus appelées aussi à l'honneur de résumer
toute la Loi. C'est ce qui apparaît clairement dans Marc aussi bien que dans
Luc. Chez le premier, le scribe qui vient d'interroger Jésus, probablement pour
sonder sa doctrine comme d'autres exemples l'attestent dans les Évangiles, après
avoir écouté sa réponse jusqu'au bout, lui dit (v. 32-33) : « Maître, tu as
bien dit selon la vérité ; qu'il n'y a qu'un seul Dieu... et que d'aimer Dieu de
tout son cœur, etc., et son prochain comme soi-même, c'est plus que tous les
holocaustes et les sacrifices ». Ce n'est pas là, à coup sûr, le langage
d'un homme qui interroge pour s'instruire, mais bien de celui qui veut examiner
la doctrine d'autrui, et qui, la trouvant conforme à ses propres idées, la
répète sous la forme qu'on vient de voir. Et il n'y a pas jusqu'à
cette prééminence sur les holocaustes et les sacrifices qui n'atteste
l'originalité de la maxime pharisaïque, car c'est en propres termes la phrase
qu'on observe dans le Talmud, comme nous le verrons bientôt en parlant de la
Charité49. La même conclusion ressort, d'une manière
plus évidente encore, s'il est possible, du récit de Luc50, où le docteur de la Loi, au lieu d'interroger
Jésus, est interrogé lui-même. Il est vrai qu'au verset 25 nous lisons :
« Alors un docteur de la Loi s'étant levé POUR L'EPROUVER, lui dit : Maître,
que dois-je faire ? etc., » ce qui manifeste bien le but que nous avons
supposé aux interrogations du scribe chez Marc. Mais enfin, pour ce qui est de
la maxime elle-même, le docteur de la Loi, chez Luc, la tire de son propre
fonds, au lieu de se borner, comme dans Marc, à lui donner son approbation ;
car, à la demande de Jésus (vers.26) : « Qu'est-ce qui est écrit dans la Loi ? »
il répond : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, etc., et ton prochain comme
toi-même ; » c'est-à-dire deux préceptes qui, vu la grande distance qui les
sépare dans la Loi, l'un étant dans le Lévitique, l'autre dans le Deutéronome,
n'auraient pu être rapprochés par le docteur, si la tradition n'en eût formé
antérieurement les deux parties inséparables d'une même formule, que
ce docteur de la Loi ne faisait alors que débiter à Jésus. Ainsi les
Évangiles eux-mêmes viennent affirmer la préexistence de la méthode et des
maximes dans l'école des Pharisiens.
Chapitre 5
HUMILITÉ
5.1 Humilité. - Abraham et Moïse. - La Bible.
Si
la morale chrétienne se vante d'avoir enseigné aux hommes
la charité, elle ne s'arroge pas moins l'honneur de leur avoir appris la
vertu de l'humilité. Elle devrait pourtant se souvenir que les deux plus
grands génies de l'hébraïsme, le père religieux et le père politique de l'ancien
Israël, ne se distinguent que par leur humilité proverbiale : Abraham se ravale
jusqu'à la terre qu'on foule aux pieds, jusqu'à la cendre qu'on dédaigne
(Genèse, XVIII, 27) ; Moïse, comme l'Ecriture le constate avec un soin très
remarquable, est le plus humble de tous les hommes qui soient sur la
terre : phrase bien accentuée, révélant dans l'homme de Dieu un côté qu'on
n'a pas encore assez apprécié, et qui l'entoure, lui le premier, de cette
auréole de bonté et de douceur que nous étions habitués à n'attribuer qu'au fils
de Marie. Loin de là, celui-ci est plutôt une âme ardente, une trempe de fer ;
il possède par excellence la volonté, la force, l'énergie qu'on donne en partage
au législateur des Hébreux. Il nous serait trop facile d'avoir gain de cause, si
l'on comparait l'hébraïsme et le christianisme sur le terrain de l'humilité.
Nous pourrions avoir recours à la Bible, et qui ne sait combien elle fourmille
de passages où les humbles, les débonnaires, les pauvres d'esprit, sont placés à
une hauteur qui laisse bien loin derrière elle tout ce que les Évangiles ont de
plus sublime en ce genre ? Mais, nous l'avons déjà dit : d'un côté la Bible a
été déjà tant mise à contribution par de savants écrivains israélites, on s'y
est si bien campé et retranché ; d'un autre côté le christianisme, quand il ne
prétendait pas absolument au rôle de novateur, a si hautement proclamé sa
mission de réformateur, de restaurateur de la morale biblique défigurée par les
Pharisiens, qu'il est temps enfin que leur procès soit vidé une bonne fois à un
tribunal autre que celui de l'Église, au tribunal de la libre critique.
5.2 Les pauvres d'esprit
Quand Jésus fit entendre du haut de la montagne ces paroles célèbres : Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des cieux est à eux. Bienheureux les débonnaires, car ils hériteront la terre51 ; quand il dit ailleurs52 : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, etc. ; quand ces paroles et autres semblables furent prononcées, était-ce quelque chose de nouveau pour la Palestine, quelque chose dont l'écho ne retentît chaque jour dans ses temples, dans ses académies, dans ses réunions ! - Un mot d'abord sur la véritable exégèse des fragments qui précèdent. Nul doute que par pauvres d'esprit, on n'entende ici leshumbles, car c'est par une qualification toute semblable qu'on les distingue dans le style des rabbins, celle de nemokhé rouah (humbles d'esprit), dont la traduction littérale a enfanté notre « pauvres d'esprit » : trace, entre mille autres, de l'original rabbinico-araméen des Évangiles. Mais c'est sur la promesse qui termine les deux versets que nous tenons à appeler l'attention du lecteur.5.3 Le Royaume et la Terre qui seront leur héritage. - Sens kabbalistique, nécessaire pour comprendre les mystères de la Loi.
Dans
l'un, le royaume des cieux est à eux ; dans l'autre, ils hériteront la
terre. Remarquons d'abord que le second n'est qu'un verset détaché des
Psaumes : Vaanavim yireschou aretz53. Mais y a-t-il au fond synonymie ? Ce
« royaume des cieux » du verset 3 et cette « terre » du verset 5, seraient-ils
une seule et même chose ? Je le crois très probable, surtout si l'on se rappelle
le sens que nous n'avons cessé de donner au « royaume des cieux » de
l'Évangile : celui du malkhout, de la dernière émanation des kabbalistes,
leur royaume des cieux. Or, par deux côtés différents elle semble se
confondre et s'identifier avec l'objet de la promesse de Jésus : d'abord parce
qu'elle affecte, de préférence à tout autre nom, celui de terre, synonyme
du royaume, comme il l'est chez Jésus ; ensuite parce que cette terre,
précisément comme dans les Évangiles, est promise par les kabbalistes
aux humbles, aux débonnaires. Et l'on n'a qu'à jeter les yeux sur
le Zohar54, - où un verset presque identique des
Psaumes : Tzadikim yireschou aretz, est interprété de cette même manière,
où aretz, terre, est dit expressément synonyme de royaume, - pour
se convaincre à la fois, et du sens que nous donnons ici au royaume évangélique,
et de la synonymie que nous proposons entre le Royaume du verset 3 et la Terre
du verset 5. D'ailleurs, n'est-ce pas la doctrine la plus commune, la plus
accréditée chez les kabbalistes ? N'est-ce pas la Schekhina qui est
appelée anava (humilité)55, et qui explique
l'humilité caractéristique de Jésus, cette autre incarnation, cet
autre malkhout ? N'est-ce pas d'elle que vient l'inspiration ?56. N'est-ce pas à cause de leur humilité
naturelle que les pauvres sont appelés le temple ou le char de la
Schekhina, du Royaume ?57 N'est-ce pas en propres termes que la Zohar
d'abord58, et ensuite les Ticounim59, appellent le Royaume humilité ? Voilà,
sans doute, des passages d'une haute importance dans la présente question et qui
semblent confirmer toutes nos précédentes conjectures.
5.4 Grandeur des humbles.
Mais
cette idée elle-même, abstraction faite de toute interprétation kabbalistique,
est-elle inouïe dans l'hébraïsme pharisaïque ? Cette prédilection pour les
humbles, surtout en ce qui touche à la science, à la foi, à la sainteté, cette
particulière aptitude des humbles à devenir des vases
d'élection, est-elle inconnue aux Pharisiens ? Bien loin de là, il n'y a
rien qui revienne plus fréquemment sur leurs lèvres. « C'est près des humbles
que Dieu fait reposer sa Schekhina60 » : Ani marbitz schechinati etzlo.Quel
est le vrai sage ? dit un ancien docteur ; celui qui accepte des leçons de tout
le monde61. « Elle n'est pas dans le ciel, la science de
Dieu », dit Moïse ; c'est-à-dire, ajoutent les docteurs, tu ne la trouveras pas
dans ceux qui élèvent leur orgueil jusqu'au ciel62. Où la trouvera-t-on au contraire ? Chez les
humbles d'esprit, semblable à l'eau qui roule des lieux hauts pour s'arrêter aux
plus bas63. Ou ne rougit pas, disent-ils ailleurs, de
demander même à des inférieurs un peu d'eau pour se désaltérer ; de même le
grand ne doit point rougir de demander au plus petit l'intelligence de la Loi64. Juda le Saint n'en a-t-il pas donné le plus
éclatant exemple ? N'a-t-il pas, en humble disciple, appris ses propres
doctrines, par lui oubliées, de la bouche d'un vil artisan ?65 Aussi, quelle doctrine a prévalu en
définitive, en Israël, des deux doctrines rivales de Hillel et de Schammaï ?
C'est bien celle du premier, et à cause de son humilité, comme le proclama
ouvertement la « fille de la voix »66. C'est bien lui qu'on a proposé pour modèle en
disant : Que l'homme soit toujours humble comme Hillel et non intolérant comme
Schammaï (Shabbat, II). Mais ce qui importe surtout pour notre sujet, c'est que,
toujours et partout, on a fait de l'humilité la condition suprême,
indispensable, pour l'étude des formidables mystères de la Mercaba,
c'est-à-dire, selon nous, des doctrines qui furent la source de celles de Jésus.
Depuis l'époque la plus reculée du Talmud jusqu'aux kabbalistes du moyen âge,
tous, d'une voix unanime, ont exigé des adeptes, par-dessus toute chose, une
parfaite humilité.
Nous
touchons maintenant à la « grandeur des humbles », de ceux qui sont à présent
les derniers et qui deviendront les premiers67, qui s'humilient à présent et qui seront
élevés68. N'est-ce pas l'écho des plus anciennes
maximes des Rabbins ?... « Qu'est-ce que l'homme doit faire pour être aimé des
hommes ? demande Alexandre le Grand aux docteurs du Midi (selon nous les
Esséniens). Qu'il haïsse l'empire et l'autorité, répondent les docteurs. - Non,
dit Alexandre, ma maxime est meilleure que la vôtre : qu'il aime l'empire et la
domination, afin de pouvoir faire du bien aux hommes » (Talmud, Tamid, à la
fin). Hillel l'Ancien, qui précéda de longtemps le christianisme, n'avait-il pas
un mot favori que la tradition a conservé ? « Ma bassesse sera mon élévation, et
mon élévation sera ma bassesse69 » (hashpalati hagbahati, hagbahati
hashpalati). N'est-ce pas lui qui a dit : « Celui qui s'enorgueillit
périra ?70 » N'est-ce pas à son maître Abtalion
qu'appartient cette parole : « Fuyez les grandeurs ?71 » N'est-ce pas un des plus anciens docteurs
qui a dit : « Sois humble d'esprit jusqu'à l'excès, car le dernier espoir de
l'homme, ce sont les vers de son tombeau ?72 » Ne sont-ce pas leurs disciples qui ont dit73 : « Sois obscur... Quiconque s'humilie sera
élevé, et quiconque s'élève sera humilié74. Quiconque s'avilit ici-bas à cause de la Loi,
sera glorifié dans la vie future75. Quiconque se fait petit en ce monde pour la
Loi, sera grand dans le monde à venir76 ». A celui qui racontait avoir vu en songe le
monde renversé, c'est-à-dire les hauts en bas et les bas en haut, ne
répondent-ils pas : « Non ! tu as vu le monde véritable77 ». Et enfin, n'ont-ils pas résumé le principe
sous cette forme concise : « Qui est grand est petit, et qui est petit est
grand78 ». Aussi, quelles promesses magnifiques leur
sont faites ! Quels précieux privilèges les attendent ! Ils jouiront de
l'Esprit saint, comme l'enseigne l'antique Baraïta de R. Pinchas ben
Jaïr, où l'humilité tient le premier rang entre toutes les vertus religieuses.
« Le monde à venir, répondent les docteurs de Palestine à ceux de Babylone, est
à ceux qui plient les genoux, aux humbles, aux courbés, qui méditent
incessamment sans en tirer vanité79 ». Leurs péchés seront pardonnés à ceux qui se
considèrent comme des fétus, comme un vil rebut80. Si la crainte de Dieu est la couronne des
sages, elle n'est que la chaussure des humbles81 ; leur prière sera exaucée, parce qu'ils ne
s'estiment que comme une chair misérable82 ». Et enfin : « Dieu lui-même sera leur
couronne83 ». A-t-on jamais rien entendu de plus fort
dans la bouche de Jésus ou des apôtres ?
5.5 L'autorité.
Ici
s'offre à nous une considération bien intéressante et touchant, par plus d'un
point, au sujet qui nous occupe. Quelle idée les Évangiles nous donnent-ils de
l'autorité souveraine ? Sans doute, au milieu du paganisme, qui ne
reconnaissait, au moins en pratique, que le droit de la force, qui adorait sur
le trône la force divinisée, pour qui la souveraineté n'était qu'un privilège
conféré par la naissance, par l'habileté ou par la fortune, l'Évangile proclama
le premier cette grande, cette féconde idée, que l'autorité souveraine n'est
qu'une charge, qu'un ministère, qu'une servitude. On sent, dans l'Évangile, le
nouveau droit s'attaquer corps à corps à l'ancien, et le repousser jusqu'en ses
derniers retranchements. « Vous savez, dit Jésus à ses disciples, que
les chefs des nations les maîtrisent, et que leurs grands usent d'autorité sur
elles. Il n'en sera pas ainsi parmi vous ; mais quiconque voudra être le plus
grand parmi vous sera votre serviteur, et quiconque d'entre vous voudra être le
premier sera le serviteur de tous84 ». Droit qui, tout en restant longtemps à
l'état de théorie, ne laissa pas de tempérer parfois, du haut de la chaire
chrétienne, la rigueur du despotisme, à qui l'indifférence, l'apathie du
christianisme pour la vie sociale, avait permis de sévir sur les trônes de
l'Europe. Est-ce que le roi fut jamais autre chose que le premier sujet de la
loi, l'imperator dans le sens de l'ancienne république romaine ? Est-ce
que la royauté fut autre chose, selon la grande définition des docteurs, qu'une
servitude ?85 Est-ce que David lui-même, cet élu de Dieu, ne
fut pas ravalé, en toute matière légale, au rang d'un simple citoyen, dès que
l'adhésion populaire lui fit défaut, dès que toutes les sympathies se
prononcèrent en faveur d'Absalon ?86 N'est-il pas vrai que toutes les grandeurs
humaines ne sont conférées, selon les docteurs, qu'au bénéfice d'Israël ?
(Talmud, Berakhot, p. 32, etc.) kloum hichpaeti lakhem guedoula ela bichvil
Israël.
5.6 Exemple de Jésus.
Mais
Jésus, dira-t-on, y ajoute la force de l'exemple :
« Car, s'écrie-t-il, même le fils de l'homme n'est pas venu pour être
servi, mais pour servir87 ». Et étant à table avec ses, disciples :
« Je suis au milieu de vous comme celui qui sert88 ». - Or, c'est encore là du pur pharisaïsme ;
car, là aussi, Dieu (dont Jésus prend ici le caractère) est présenté sous les
formes les plus humbles, rendant de sa personne à Israël, dans le désert, tous
les services que leur père Abraham avait rendus aux anges dans la vallée de
Mamré ; et ce n'est pas le seul exemple d'une reproduction, dans les rapports de
Jésus avec ses disciples, des traits les plus remarquables de l'ancienne
histoire des Juifs, comme nous pourrions le démontrer en détail si c'en était
ici la place.
5.7 Résignation aux injures.
Rien
ne touche de plus près à la vertu de l'humilité que celle de supporter
l'injure, et rien non plus ne semble mieux appartenir à la morale des
Évangiles. Est-ce qu'il en est le premier inventeur ? Est-ce qu'il n'avait pas
trouvé dans l'hébraïsme des maximes toutes faites, qui ont un caractère
évidemment supérieur, et même une date bien plus ancienne que la morale
évangélique ? Le fameux précepte d'offrir l'autre joue à qui nous frappe au
visage, avait été dès longtemps suggéré à Jérémie par les souffrances de sa
patrie, et la critique l'a déjà relevé. Est-il moins précieux le précepte de
Salomon ? Que ton cœur, dit-il, soit insensible aux paroles qu'on
pourrait prononcer contre toi ; même si tu entendais ton esclave te
maudire89. Nous ne multiplierons pas les citations de la
Bible : ce sont les Pharisiens qui sont en cause, ce sont eux qu'on accuse
d'infériorité vis-à-vis de Jésus, c'est donc à eux que nous devons demander
compte de leur morale. Le monde, disent-ils, n'existe que par le
mérite de ceux qui ferment leur bouche au moment des disputes90 ; et pour tout résumer dans une magnifique
sentence : Ceux qui subissent l'injure sans la rendre, ceux qui s'entendent
dénigrer et ne ripostent point, qui n'ont pour mobile que l'amour, qui
accueillent avec joie les maux de la vie, c'est pour eux qu'il est écrit dans
les prophètes : Les amis de Dieu brilleront comme le soleil dans toute sa
force. (Talmud, Shabbat. p. 88 etc.)
5.8 Autres béatitudes
Qu'il
nous soit permis d'examiner ici brièvement quelques autres des « Béatitudes » de
ce même chapitre, et qui ont avec la vertu dont il s'agit plus d'un trait
d'affinité.Bienheureux ceux qui pleurent, dit Jésus, car ils seront
consolés. Le pharisaïsme aussi avait dit : Quiconque pleure pour
Jérusalent méritera de participer à sa joie future91. Les pleurs d'une âme affligée pénètrent
sans obstacle jusqu'au trône de Dieu92. Ils sont l'auxiliaire le plus efficace, la
condition la plus nécessaire de toute prière93. Et ce qui est à remarquer, c'est que le chef
avoué de l'école kabbalistique, R. Siméon ben Jochaï, est lui-même l'auteur de
cette maxime : Qu'il n'est pas permis à l'homme de rire à pleine bouche en ce
monde (Berakhot, 31.). Jésus poursuit94 : Bienheureux les miséricordieux, car ils
obtiendront miséricorde. Et les Pharisiens à leur tour : Quiconque fait
miséricorde, Dieu usera de miséricorde envers lui95 ; ou encore, d'une manière plus
générale : Selon la mesure que vous emploierez il vous sera mesuré96, et sous cette même forme nous recontrerons
bientôt la même pensée dans les Évangiles. Nous lisons aussi : « Bienheureux
ceux qui procurent la paix, car ils seront appelés enfants de Dieu97, » et cette vertu est mise par les Pharisiens
au nombre de celles dont on reçoit la récompense dans cette vie et dans
l'autre98 ; elle fut le trait distinctif d'Aaron, qui
procurait la paix entre les frères ; elle est la vertu que Hillel l'Ancien
recommandait en disant : Sois un disciple d'Aaron, aimant la paix et la
recherchant partout, aimant les hommes et les rapprochant de la Loi99.
5.9 Les persécutés.
Ce
n'est pas tout encore : Bienheureux, ajoute Jésus, ceux qui sont
persécutés pour la justice, car le royaume des cieux est à eux. - Veux-tu
savoir, disent les Pharisiens, jusqu'à quel point Dieu chérit les
persécutés ? Vois les animaux qu'il choisit pour être offerts sur son autel. En
est-il de plus persécutés que le brebis, le pigeon, la tourterelle ? Or, ce sont
eux justement que Dieu préfère à tous les animaux.
Mais,
il serait injuste de le taire, la morale pharisaïque non seulement rivalise avec
celle des Évangiles, mais elle la surpasse au besoin. Jésus
proclame : Bienheureux ceux qui sont persécutés pour la
justice, c'est-à-dire sans doute ceux qu'on persécute à tort, contre toute
justice. Que sera-ce, si le persécuté est coupable ? Nul ne le sait. Quant aux
Pharisiens, leur miséricorde n'a point de bornes ; leur charité est d'une nuance
si délicate, d'une tendresse si exquise, que le malheur leur fait tout oublier
-Dieu, disent-ils avec Salomon, se range de côté du persécuté. Est-ce
seulement, ajoutent-ils, si les persécuteurs et les persécutés sont
également justes ou impies ? Est-ce seulement si le persécuteur est un impie et
le persécuté un juste ? Non, le persécuteur fût-il un juste et le persécuté un
impie, un pécheur, Dieu se range toujours du côté du dernier100.
Une
morale qui atteint à de telles hauteurs n'a pas de rivales à craindre. Semblable
à Moïse, qui luttait, selon les docteurs, avec les anges, elle touche de la main
le trône de Dieu même101.
5.10 L'orgueil
S'il
y a un vice opposé à l'humanité, c'est l'orgueil et la colère. L'Évangile, bien
que condamnant implicitement l'un et l'autre par ses exhortations à l'humilité
et à la mansuétude, est bien loin d'atteindre à la force et à la véhémence des
imprécations, des menaces, des anathèmes dont les Pharisiens les foudroient sans
relâche. Et l'on dira encore que ceux dont Jésus se plaisait à dénoncer
l'orgueil, la vanité démesurée, étaient les saints docteurs d'Israël !
Voyez-vous l'orgueilleux ? disent-ils ; il mérite d'être déraciné comme les
bosquets des idoles102. Sa poussière ne se réveillera pas au jour de
la résurrection ; quand même il aurait réconcilié le ciel et la terre avec Dieu,
comme fit Abraham, il ne pourra échapper aux peines de l'enfer103. Qu'il soit à vos yeux comme un idolâtre104, comme un athée105, comme un incestueux106. La shekhina gémit sur lui107, elle dit : Il est impossible que moi et lui
nous cœxistions dans le monde108.
Quant
à l'horreur qu'inspirait, en fait, l'orgueil aux Pharisiens, nous pourrions en
rapporter des exemples à l'infini. Un seul suffira, je l'espère, pour montrer
quelle espèce d'orgueil était celui que les Évangiles reprochent aux Pharisiens.
Rabban Siméon, fils de Gamliel, et Rabbi Ismaël, le grand pontife, étaient
conduits au martyre. Rabban Siméon se mit à pleurer. « Siméon, mon frère,
pourquoi pleures-tu ? lui demanda son collègue ; encore deux pas et tu seras au
ciel, à côté de tes pères. Comment ne pleurerais-je pas, répondit l'autre,
lorsque je partage le sort des idolâtres, des incestueux, des homicides et des
profanateurs du sabbat ? N'est-il jamais arrivé, reprit Rabbi Ismaël, qu'une
personne soit venue te consulter pour quelque cas de conscience et que tes
domestiques, te voyant à table ou au lit, l'aient renvoyée ? - Non, répartit
l'autre, ils avaient ordre de ne repousser personne, quelle que fût l'heure ou
la circonstance. Mais Dieu est juste : une fois j'étais assis à mon tribunal et
les parties étaient debout, attendant mon jugement. J'ai prouvé alors ce que
c'est que l'orgueil, et Dieu m'en punit aujourd'hui. »
5.11 La colère
Et
l'homme irascible, est-il mieux partagé ? Déjà, avant Jésus, la Bible l'avait
condamné ; les plus anciens docteurs avaient dit : « Ne sois pas enclin à la
colère »109. Bientôt on renchérit sur les anciennes
maximes : « Quiconque, nous dit-on, se livre à la colère, ne respecte point la
Shekhina elle-même110. L'homme colère, s'il est prophète, son
inspiration l'abandonne ; s'il est docteur, il oublie sa doctrine111. » Qui le croirait ? Les Pharisiens, tout
soumis qu'ils étaient à l'autorité des prophètes, n'ont pas hésité à écrire ces
mots : « Pourquoi Elie a-t-il été sitôt ravi à la terre ? Parce qu'il
s'emporta et parce qu'il fit tuer les prophètes de Baal. C'est alors que Dieu le
ravit du monde, en lui disant : ce n'est pas d'hommes tels que toi que la terre
a besoin112. » Jésus ne condamne que la colère sans cause
(Matthieu,V, vers. 22) ; les Pharisiens la condamnent même légitime.
5.12 Serpent et colombe
Il
y a un mot dans les Évangiles qui a sa place naturelle à côté de la vertu dont
il s'agit en ce chapitre. C'est Jésus qui, envoyant les douze disciples prêcher
l'Évangile parmi les Juifs, les avertit en disant. Soyez prudents comme des
serpents et simples comme des colombes. Cette idée, qui ne manque pas de
grandeur, cette forme, qui ne manque pas de finesse, ne fût-ce que comme
antithèse, appartient-elle exclusivement à Jésus, aux Évangiles ? Les Pharisiens
en trouvent les éléments dans la Bible. D'un côté, ils voient Israël assimilé
aux plus intrépides, aux plus farouches des carnassiers, au lion, au loup et
surtout au serpent ; de l'autre, c'est sous l'image de la colombe que Dieu aime
à se représenter son Église. D'où vient cette contradiction ? Ah ! disent les
docteurs,... Israël est fort comme le lion, prudent comme le serpent, mais il a
aussi la simplicité de la colombe : fort et prudent avec les loups au milieu
desquels il est envoyé, pour tenir tête à la force, pour démasquer, éventer
toutes les ruses ; mais simple comme la colombe, qui offre son cou à la mort,
Israël va joyeux au martyre pour son Dieu et pour sa foi.113
5.13 L'enfant
Un
autre symbole que Jésus offre en exemple à ses disciples, symbole favori et pour
lequel il montre une tendresse particulière, c'est l'enfant. David avait dit, il
y avait bien des siècles - « Ô Éternel, je n'ai pas marché dans la voie des
grandeurs, ni aspiré aux choses trop élevées ; mais j'ai considéré mon âme comme
un enfant entre les bras de sa mère114.» Les docteurs firent plus encore ; ils
placèrent la figure de l'enfant dans la sainte Mercaba, à côté des rois
de la création. Ils enseignèrent que le monde n'a pas de meilleur soutien que la
pure haleine des enfants115 ; ils disent de cette haleine, en comparaison
de celle des plus saints Pharisiens : « Il y a bien loin de l'haleine qui sent
le péché, (celle des Pharisiens), à celle (des enfants) qui ne sent pas le
péché116 ; » ils nous montrent Dieu comme un tendre
père se réjouissant de leurs études enfantines, de leurs premiers bégaiements
dans sa sainte loi (Pérek guiddoul banim) ; ils en firent les esprits les plus
perçants dans les choses célestes, ils leur assignèrent la priorité dans les
révélations de la mer Rouge et du Sinaï, où, disent-ils, l'enfant assis sur les
genoux de sa mère leva le premier la tête, reconnut l'Éternel et prononça ces
mots du Cantique : « Voici mon Dieu (Zé Eli). » « Veux-tu voir combien
les enfants sont aimés de Dieu ? Quand Jérusalem périt par les armes des
Babyloniens, les représentants de tout Israël, qui y séjournaient à cause des
sacrifices, se débandèrent, mais la Shekhina y demeura encore. Le Sanhédrin
dissous, la Shekhina resta encore dans ses murs. Mais, quand les enfants furent
emmenés prisonniers, alors la Shekhina les accompagna, car il est écrit :
« Ses enfants ont marché captifs devant l'ennemi ; alors est sortie de Sion
toute sa gloire(Ib. Lament. 1, 5-6). » Et pour tout dire en un mot, les
docteurs ont rédigé pour la Synagogue des prières où, à côté des mérites
d'Abraham, d'Isaac, de Jacob, on invoque ceux de l'innocente enfance. Mais ce
qui est à la fois un type et une explication de la prédilection de Jésus pour
les enfants, c'est cette remarquable assertion du Zohar. « Que les petits
enfants morts en bas âge sont instruits dans le Paradis par le Messie
lui-même. »
5.14 Véracité
Une
autre vertu approchante, c'est la véracité, que Jésus semble recommander en
condamnant la duplicité et l'hypocrisie. Serait-ce une vertu inconnue aux
Pharisiens ? La vérité ! Voilà, avec la justice et
la paix, un des trois soutiens de la société, s'écrie un très ancien
docteur117. Le sceau de Dieu c'est VÉRITÉ118 ; mot sublime qui nous élève jusqu'à Platon.
Qui est-ce qui ne verra pas la face de Dieu ? Ce sont les hypocrites d'abord,
puis les menteurs119. Voyez plutôt Rab Safra. On lui marchandait
un objet qui lui appartenait ; on lui en offrait sans cesse un plus haut prix,
car le docteur, étant en prière, ne s'interrompait pas pour répondre. Quand il
eut fini, il dit à l'acheteur : « Mon ami, prenez-le pour telle somme
(inférieure), car c'est à ce prix que j'avais résolu de le vendre. » Voilà,
disent les docteurs, celui pour qui David a dit : « 0 Eterne], qui sera digne
d'habiter dans tes tentes, sur ta sainte montagne ?... celui qui dit la
vérité en son cœur !120. » Serait-ce une vertu moins nécessaire aux
Pharisiens ! Ecoutez plutôt : « Que l'homme (répète chaque jour l'Israélite,
d'après un très ancien texte) soit toujours soumis à Dieu, en secret comme en
public. » Le docteur chez qui le dedans n'est pas semblable au dehors, ne
mérite point le nom de docteur121. Il est digne d'être jeté aux chiens122. Qu'il se garde de tout mensonge, même de
dire à un enfant : « Je te donnerai telle chose, » s'il n'a pas l'intention de
la lui donner, car il mentirait et il enseignerait à l'enfant à mentir123. En veut-on davantage ? Il n'y a pas jusqu'à
l'image par laquelle Jésus exprime l'hypocrisie des pseudo-Pharisiens, l'image
des sépulcres blanchis, qui ne se trouve dans le plus ancien pharisaïsme,
et, qui plus est, appliqué comme Jésus l'applique, aux faux
Pharisiens. Gamliel (peut-être le précepteur même de Paul), ayant interdit
l'entrée de l'académie à tout Pharisien qui ne fût bien connu pour sa sincérité,
qui n'eût, comme dit le texte rabbinique, le dedans semblable au
dehors, se reprochait sa rigueur en disant : « Hélas ! peut-être ai-je privé
de la parole de Dieu quelque noble esprit dans la foule ». Pour calmer ses
scrupules, on lui fit voir en songe des tonneaux blanchis pleins de
cendre, et une voix lui dit : « Voilà les Pharisiens que tu as repoussés. »
(Berakhot, p. 28.)
5.15 Abnégation
L'amour
de la vérité nous conduira-t-il jusqu'à l' abnégation ? C'est une des
vertus qui sont les plus recommandées dans les Évangiles. Celui, nous
dit-on, qui aime son âme, la perdra, mais celui qui la hait la conservera
dans la vie éternelle124 ; et Paul aux Romains125 : Si vous vivez selon la chair, vous
mourrez ; mais si vous mortifiez par l'esprit les désirs de la chair, vous
vivrez. Est-il possible que l'un et l'autre aient ignoré une tradition qui
avait cours en Judée depuis Alexandre ? Le fils de Philippe ne dédaigna pas de
poser quelques question aux docteurs du Midi (très probablement les Esséniens) ;
entre autres celles-ci : Que doit faire l'homme pour vivre ? Qu'il meure ! Que
doit-il faire pour mourir ? Qu'il vive ! répondirent-ils126. Où trouverez-vous la Loi ? Dans celui qui ne
craint pas de s'exposer pour l'amour d'elle au plus complet dénûment127, qui n'hésite pas à passer pour ignorant128, qui lui sacrifie sa vie elle-même129. « Il faut, dit Jésus, braver toute espèce de
souffrance pour être digne de me suivre. Quiconque ne prend pas sa croix et ne
me suit pas, n'est pas digne de moi130. » C'est du pharisaïsme, évidemment, qu'il
apprit ce langage, tout en remplaçant
la Loi, la vérité, la justice, Dieu, - seuls dignes
selon les Docteurs qu'on leur immole toute chose, - par sa personnalité, par le
moi de Jésus. Il n'est pas jusqu'à l'idée de la croix, de porter sa
croix, que ses maîtres les Pharisiens n'aient exprimée avant lui. Qu'est-ce
pour eux qu'Isaac, portant lui-même le bois de son bûcher ? C'est l'homme qui
porte sa croix : Keadam schétœn tzeloubo al ketéfo (Yalkout, section
Vaïéra). Y a-t-il au monde rien de plus beau, de plus cher, de plus sacré que la
patrie (Erez Israël), que la Loi (Thora), que le ciel (0lam Habba) ? Eh bien !
On ne peut mériter ni patrie, ni Loi ni félicité du ciel, sans douleur, sans
souffrance, sans abnégation131. Et quel est le docteur qui a attaché son nom
à cette grande vérité ! Rabbi Siméon ben Johaï, c'est-à-dire l'homme dont
les doctrines ont inspiré tout le christianisme, sa dogmatique aussi bien que sa
morale. Et quel vivant commentaire de cette loi d'abnégation que l'histoire du
judaïsme ! Dieu fait du bien jusqu'à mille générations, à ceux qui l'aiment, dit
Moïse. Qui l'aime, ajoute la Mekhilta, mieux qu'Israël, qui lui donna mille fois
sa vie ? - Pourquoi te mène-t-on à l'échafaud ? Parce que j'ai circoncis mon
enfant. Pourquoi t'attache-t- on à la croix ? Parce que j'ai exécuté les
préceptes divins. Pourquoi es-tu flagellé ? Parce que j'ai pris en main le
loulab132.
5.16 Pauvreté volontaire
La
morale chrétienne a beau augmenter ses exigences, comme pour mettre au défi la
morale ancienne d'Israël, elle la trouve toujours au-delà. Au riche qui demande
à le suivre : « Va, dit Jésus, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux
pauvres. Il est plus difficile à un riche d'entrer dans le royaume des cieux,
qu'à un chameau de passer par le trou d'une aiguille. » Nous n'examinons pas les
effets de cette condamnation des richesses sur la vie sociale. On sait que,
quand le Christianisme ne vit pas luire aussitôt qu'il l'attendait l'ère
résurrectionnelle, quand bon gré mal gré il se trouva engagé dans la vie
présente avec ses besoins, ses exigences, son avenir, il eut soin de distinguer
le conseil du précepte et fit de la pauvreté volontaire un simple
conseil. Si nous examinions à présent ce côté de la question, ce serait ici le
lieu de remarquer que l'arrêt si absolu de Jésus contre les riches et les
richesses, que la pratique constante, générale, de la primitive Église de vendre
chacun son bien et de le déposer au pied des apôtres133, que l'exemple terrible d'Ananie et de
Saphire134, sont de nature à écarter toute espèce de
distinction. S'il est un fait dont nous soyons profondément convaincus, c'est
que, comme Jésus prétendait faire des doctrines les plus hautes, les plus
exceptionnelles, les plus réservées des Pharisiens le patrimoine universel, de
même il prétendait imposer aux hommes ces vertus d'exception, ces actes
héroïques, cette morale d'ascètes, cet absolu détachement de soi-même dont les
plus grands des Pharisiens donnèrent souvent l'exemple ; en un mot, octroyer à
la foule païenne la théologie et la morale des Mystiques, et emprisonner le
monde dans un cloître essénien au risque de l'y étouffer.
Mais
enfin, ces exemples existent. Inutile de dire que les Rékabites, dès le temps de
Jérémie, s'imposèrent, d'après le commandement du prophète, le renoncement à
toute propriété individuelle ; que les Esséniens, dont les rapports avec les
Rékabites ne sont pas si invraisemblables qu'on le pense, les imitèrent sur ce
point comme sur d'autres encore. Mais comment passer sous silence les exemples
que nous en fournit l'histoire des Pharisiens ? Monobaze, roi d'Adiabène, élevé
dans le pharisaïsme sans descendre du trône, apprit sans doute à cette école à
faire l'aumône en roi ; il ouvrit, dans des années de disette, les trésors
royaux à tous ses sujets, et les observations des courtisans ne servirent qu'à
leur attirer cette réponse si belle, si grande, sur laquelle nous reviendrons
bientôt en parlant de la charité. Pourrait-on, sans injustice, supprimer des
noms aussi anciens que vénérables ? Est-ce des Évangiles que le très ancien
docteur Eléazar de Bartotha avait appris à donner tous ses biens aux
pauvres, à tel point que les collecteurs des aumônes le fuyaient soigneusement
afin de ne pas le priver du peu qu'il gagnait au jour le jour ? Est-ce que
Hillel, qui vécut si longtemps avant Jésus, apprit de lui à distinguer les
hommes en quatre classes, selon l'amour qu'ils portent aux richesses, et à
mettre celui qui dit : « Mon bien est à toi comme le tien » au rang
de Hasid, nom, à notre avis, caractéristique des Esséniens ? Est-ce que
R. Isbab, qui donna son sang pour sa patrie et qui renonça à tous ses biens en
faveur des pauvres, appartenait au christianisme ? Etait-il chrétien ce Rabbi
Johanan qui, se promenant avec ses disciples entre Tibériade et Sipporis, leur
montrait du doigt tantôt un champ de blé, tantôt des oliviers, tantôt une vigne,
en disant : J'ai tout vendu pour me consacrer à l'étude de la Loi ? Hiya
bar Abba, un des disciples, se mit à pleurer. Pourquoi pleures-tu ? lui demanda
Rabbi Johanan. - Je pleure parce que tu n'as rien gardé pour ta vieillesse. Le
maître, en riant, reprit : Hiya, mon fils, ne trouves-tu donc pas mon marché
lucratif ? J'ai donné, des choses qui furent formées en six jours, en échange
d'autres qui ont exigé quarante jours et autant de nuits. Le texte
ajoute : Quand Rabbi Johanan eut expiré, ses contemporains lui appliquèrent
ce verset du Cantique : L'homme donne tout son bien pour l'amour... Rabbi
Johanan a donné tout le sien pour la Loi.
Ne
seraient-ce là que de rares exemples ? Ce que nous avons dit ailleurs des
Esséniens nous empêche de le croire. Mais la contagion morale qui avait envahi
la multitude juive, le renoncement à toute richesse, la pauvreté volontaire,
ce communisme de l'amour, atteignit, ce semble, un si haut degré dans la
Palestine qu'une loi devint nécessaire. Le sens pratique, la sociabilité, la
modération de l'esprit judaïque, ne tardèrent pas à mettre la loi, ce
Génie vénéré des Juifs, entre la générosité et ledénûment. Et
cette loi tutélaire naquit à Ouscha, où les docteurs assemblés pour
mettre une barrière à cette dissolution, en parcelles infécondes, de la richesse
publique, statuèrent qu'il n'était loisible à personne de donner de son
patrimoine aux pauvres plus que le CINQUIEME ; chiffre énorme et qui
n'atteste que trop toute la force, toutes les exigences de cet esprit public
auquel les docteurs n'osaient pas concéder moins d'un cinquième, tant
était irrésistible l'élan de la charité en Israël !
Chapitre 6
CHARITÉ
6.1 Accusations de Jésus. - Elles regardent la Bible aussi bien que les Pharisiens
Nous
venons d'écrire le mot charité . S'il y a une prétention qui remonte au
fondateur même du christianisme, c'est sans contredit celle d'avoir éclipsé,
l'ancienne Loi, la foi d'Israël, en fait de charité. On n'a qu'à jeter les yeux
sur le cinquième chapitre de Matthieu pour s'édifier sur cette supériorité tant
vantée depuis. Il est curieux de voir comment les plus chaleureuses
protestations contre tout soupçon de vouloir abolir la Loi s'allient, dans
Jésus, à la prétention de lui être supérieur ; tendance incontestable, et qu'il
dissimule à peine sous l'idée d'un perfectionnement. « Ne croyez pas que je sois
venu anéantir la Loi ou les Prophètes ; je ne suis pas venu les anéantir, mais
les accomplir (v. 17) ». Cet accomplissement dont il s'arroge la mission, il
l'explique en détail dans ce qui va suivre (v. 21). « Vous avez entendu qu'il a
été dit aux anciens : Tu ne tueras point... etc. Mais moi je vous dis que
quiconque se met en colère contre son frère, sans motif, sera punissable par le
jugement ; et celui qui dira à son frère : Raka, sera punissable par le
conseil ; et celui qui l'appellera fou, sera punissable par la Géhenne du feu ».
Et plus loin (v. 27, 28) : « Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens : Tu
ne commettras point d'adultère. Mais moi je vous dis, etc ». C'est cette
opposition perpétuelle, établie par Jésus entre les dispositions de la Loi
ancienne et celles de la nouvelle alliance, que nous allons prendre pour sujet
de notre examen. Ne consiste-t-elle pas en des préceptes destinés à sauvegarder
tantôt la vie, tantôt l'honneur, tantôt la propriété du prochain ? Leur
violation ne serait-elle pas la plus cruelle atteinte aux plus simples devoirs
de la charité ? N'est-il pas juste de voir si le judaïsme est réellement
coupable de tant de graves omissions avant de lui demander par quelle loi, par
quels conseils, par quelles maximes il a pourvu à l'accomplissement des
devoirs positifs de la charité ? Ne faut-il pas plaider la défense,
repousser les accusations, avant de faire valoir ses droits, ses titres sérieux
à la reconnaissance de l'humanité ? Nous sommes fâchés de le dire : ces
accusations ne sauraient être plus hautement formelles dans les paroles de
Jésus ; le judaïsme ne pouvait être plus directement mis en cause, son honneur
ne pouvait être plus compromis. Est-ce à la tradition, est-ce aux Pharisiens
seulement qu'on en veut ? Erreur de le croire. Le verset 20, qui semble
autoriser ce doute, n'est qu'un leurre jeté à l'ignorance. L'idée
d'accomplissement et par suite d'imperfection, que nous avons déjà fait
remarquer ; surtout ces paroles sacramentelles : Vous avez entendu qu'il a
été dit aux anciens, ne permettent en aucune façon de songer aux Pharisiens
seuls ; et les textes mêmes de la Bible, cités en preuve d'imperfection,
achèvent de démontrer impossible une interprétation qui a souri parfois à
l'apologétique chrétienne. C'est donc, à n'en pas douter, la Bible, Moïse, Dieu
lui-même qui sont en cause, et nous serions tentés de laisser la morale
chrétienne se perdre elle-même par cet excès de vanité qui creuse sous ses pieds
un abîme, où ses titres, ses droits, sa base unique doivent à jamais
s'engloutir. Cependant l'imputation est tellement hardie, elle contraste si
ouvertement avec les faits les plus manifestes, qu'il n'est pas sans importance
pour cette question, qui s'agite depuis des siècles entre les deux Églises, de
voir de quelle manière on s'y est pris pour accréditer dans le monde des
préjugés qui, aujourd'hui encore, ne sont, pas tout à fait dissipés.
6.2 Loi civile et loi morale. Nécessité de les distinguer
Avons-nous
besoin de répéter ici ce que nous avons, dès l'abord, eu soin d'établir ? Il y a
dans le judaïsme deux choses qu'il faut scrupuleusement distinguer, sous peine
d'aboutir à des conclusions fausses et injustes. Il y a dans le judaïsme
la loi civile, qui protège l'honneur, le vie, la propriété du citoyen, et
dont l'administration est confiée aux tribunaux. Il y a la loi
morale, dont les devoirs, mille fois rappelés dans la Bible, trouvent leur
place naturelle dans la tradition et dans les enseignements des docteurs. Double
loi, qui répond au double caractère du peuple juif, d'un côté à sa politique, de
l'autre à sa religion ; l'une est mieux représentée par le code de Moïse,
l'autre se fait mieux entendre dans les prophètes d'abord, ensuite chez les
docteurs. Serait-il équitable de juger la morale juive d'après la Loi de Moïse ?
Autant vaudrait chercher la morale française dans le Code civil, ou bien
celle des Anglais dans la Magna charta. On n'aurait donc rien conclu
contre le judaïsme, tant qu'on se bornerait à interroger le seul code de
Moïse.
Mais
dans ces limites mêmes que la justice nous oblige à reconnaître, Jésus a-t-il
raison ? Cette infériorité de la loi de Moïse, comparée à sa morale, est-elle
bien et solidement établie ? Non. S'il y a un point où ces deux parties
constitutives de la vie israélite : la justice et la charité, se
soient mutuellement pénétrées, où la dernière ait profondément inspiré les
dispositions de sa sœur, où enfin la Loi soit charitable par excellence,
c'est précisément, il faut le dire, celui que Jésus choisit pour terrain de la
lutte, lorsque sa morale va se mesurer avec l'ancienne. Certes, il ne pouvait
s'aviser d'un plus mauvais choix. Qu'on en juge.
6.3 La convoitise, la colère, condamnées par les Pharisiens
Vers.
27 : « Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens : Tu ne commettras point
d'adultère ». Vers. 28 : « Mais moi je vous dis que quiconque regarde une
femme pour la convoiter, a déjà commis en son cœur un adultère avec elle.» Or,
il ne faut pas chercher bien loin pour trouver dans le Décalogue même le dixième
commandement, qui n'a pour objet que ce désir interdit par Jésus. Est-ce
calomnie, est-ce oubli de sa part ? Nous ne le croyons pas. Voici, selon nous le
mot de l'énigme. La tradition, tout en conservant sa force entière au
commandement ci-dessus, tout en donnant le sens le plus large, le plus absolu à
celui du Deutéronome,subordonnait cependant celui de
l'Exode (exprimé par un autre verbe) à une condition, afin que le
violateur pût être poursuivi en jugement ; car jamais les docteurs n'auraient
fait de procès aux désirs, aux intentions, aux pensées, et, d'un autre côté, le
caractère tout légal du code de Moïse les empêchait de croire qu'il ne fût ici
question due d'un simple désir. Quelle était donc cette condition sous laquelle
le désir pouvait être poursuivi ? C'était celle de l'exécution . Alors,
mais alors seulement, la loi humaine aurait droit d'intervenir ; alors seulement
il y aurait eu adultère, et non après un simple désir comme Jésus le professe.
Voilà l'abus, l'étrange abus que l'Évangile nous offre de l'exégèse pharisaïque.
Bien loin d'affaiblir la rigueur de la loi mosaïque, les docteurs ne faisaient
que réglementer l'action des tribunaux, qu'établir des limites infranchissables
aux lois humaines, que distinguer soigneusement le for intérieur où Dieu
seul est juge, de l'acte extérieur tombant sous la jurisdiction des magistrats.
Ont-ils rien ôté par là à la gravité du précepte ? Ont-ils touché à celui du
Deutéronome, où le verbe a une tout autre latitude à leurs yeux ? Nullement, et
la preuve c'est leur propre morale, très sévère contre toute espèce
d'impudicité. Regarder une femme avec convoitise, regarder un seul de ses
doigts, regarder même ses cheveux, écouter son chant, admirer ses habits,
marcher seulement sur ses pas, se plaire à sa conversation, tout cela est, pour
les Pharisiens, non certes adultère, mais péché et péché grave ; tout cela ne
donne encore qu'une faible idée de l'austérité pharisaïque en fait d'impudicité.
Y a-t-il rien de plus sévère que ce précepte - Si ton œil droit te fait
broncher, arrache-le et le jette loin de toi ; car il vaut mieux qu'un de tes
membres périsse que si tout ton corps était jeté dans la Géhenne. Eh bien !
Avant que ce précepte fût même écrit, avant qu'Origène en eût fait l'étrange
application que l'on sait, le judaïsme vénérait dans la personne du chef du
pharisaïsme de Rome, Rabbi Mathia ben Harash, le héros qui, obsédé par de
continuelles tentations, s'arracha les yeux pour en être délivré.
N'y
eût-il pas d'autres preuves, Jésus lui-même nous en fournirait. Car la plus
sanglante accusation que le pharisaïsme ait imaginée contre son terrible ennemi,
c'est d'avoir dit un jour de quelque belle Madeleine : « Que cette fille a de
beaux yeux !» (Talmud, Sanhédrin, p. 107.) Quand on voit dans ce propos une
faute très grave, presque un crime, on est assurément éloigné de toute espèce de
relâchement en fait de morale. Une chose nous reste encore à observer : c'est le
nom d' adultère dont Jésus qualifie même le simple désir. Ce qu'on va
lire prouvera, qu'oubliant le caractère tout civil, tout politique, du code
mosaïque, non seulement il lui fait un crime de n'avoir pas érigé en loi des
préceptes moraux, mais, par un renversement d'idées, par une confusion vraiment
déplorable, il met la morale, l'intention, le désir, à la place de la loi, du
fait, de l'acte extérieur, il lui en confère le nom, la gravité, le caractère
impératif et même la sanction pénale, comme, d'autre part, il absout le
véritableadultère par un simple parole : double et grave abus, que les
successeurs de Jésus n'ont que trop fidèlement continué.
Il
dit en effet (v. 21 et 22) : « Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens :
Tu ne tueras point, et qui tuera, sera punissable par le jugement ; mais moi,
je vous dis que quiconque se met en colère sans cause contre son frère sera
punissable par le jugement, et celui qui dira à son frère Raka sera punissable
par le conseil, et celui qui l'appellera fou sera punissable par la Géhenne du
feu. » Avant d'examiner ce qu'il y a d'injuste dans ce reproche, voyons ce
qu'il contient de trop ou de trop peu. La colère sans cause est interdite ; et
la colère motivée le serait-elle moins ! La morale pharisaïque se garde bien de
cette restriction, qui permet à chacun de croire sa colère justifiée par des
motifs suffisants ; elle ferme la porte à tout prétexte, elle interdit toute
colère. Mais qu'est-ce qu'il y a d'excessif dans la sentence de Jésus ?
Evidemment c'est l'oubli de la distinction la plus naturelle, celle que le
judaïsme, tout théocratie qu'il est, peut-être parce qu'il est la
véritable théocratie, n'a pas cessé un instant d'enseigner et de pratiquer. la
distinction entre la justice et la charité, entre
le code et la morale. Jésus n'en veut rien savoir. Il envoie
l'homme qui se met en colère par devant le jugement, précisément comme
l'homicide du verset précédent ; celui qui dit Raka à son frère,
sera puni par le Conseil. Où est le code qui voudrait sanctionner de
pareilles énormités ? Où est la loi qui voudrait faire un procès à la colère, ou
traduire à la barre celui qui se permettrait d'appeler quelqu'un sot, tête
vide, car Raka ne signifie pas autre chose ! Est-ce là le crime qu'on
reproche à la loi de Moïse ? En vérité, elle peut s'enorgueillir de n'avoir
point donné place dans son code à de telles dispositions. Mais ce n'est pas
seulement l'excès, l'enflure, le luxe des pénalités qui domine dans ce verset,
c'est aussi la confusion. La prison et laGéhenne y sont jetées
pêle mêle, d'une main qui semble plutôt pressée de punir, de renchérir sur
l'ancienne justice mosaïque, que guidée par l'équité et la prudence. Pour la
colère et l'épithète Raka, les tribunaux ; pour celle de fou, la Géhenne. Quelle
confusion, quel mélange de religion et de code pénal, de démons et de gendarmes,
d'enfer et de prison ! C'est la confusion ultérieure qui déjà pointe à
l'horizon ; c'est le premier pas dans le chemin qui mène aux autodafés, aux
cachots de l'Inquisition. Enfin Jésus, en tant qu'il envoie aux enfers l'homme
qui dit fou à son prochain, ne se trompe pas de juridiction. Mais,
arrivés à ce point, ce qu'il faut examiner, c'est si le judaïsme, tout en
distinguant ce qui est du ressort du code, de la justice, de ce qui appartient à
la morale, a rien à apprendre, rien à envier de cette éthique qui veut à tout
prix être crue nouvelle. Eh bien ! Nous n'hésitons pas à dire qu'il n'en
est rien. Sans doute, la condamnation de la colère, comme celle de l'envie,
comme celle de la concupiscence, comme celle de l'orgueil, de l'ambition, de
l'avarice, ne pouvait trouver place dans le code de Moïse. Ils sont, il est
vrai, si bien décriés, si bien condamnés par les exemples de nos grands hommes,
par les préceptes généraux d'amour, de charité, de justice, de modération, qu'on
ne peut accepter ni aimer la Bible sans haïr toute cette espèce de vices ou de
passions. Mais en vain on y en chercherait la condamnation spéciale et
expresse ; et pourquoi ? Parce que, nous le répétons, le Pentateuque n'est que
le code des Juifs, code civil, politique et rituaire, ennobli sans doute et
relevé par l'inspiration, par le souffle religieux, moral, spiritualiste,
dogmatique, qui en vivifie toutes les parties ; mais enfin, ce n'est qu'un code.
Où est la source de la morale ? Là où commence la tradition. Et où commence la
tradition ? Un peu en Moïse, un peu plus dans les Prophètes, et enfin elle
s'achève, elle s'accomplit, elle trouve son organe naturel dans les Docteurs,
les maîtres du peuple. Est-ce que sur ce terrain propre, naturel, dans ces
sources spéciales, la morale qui en jaillit est moins pure, moins élevée que
dans les Évangiles ? Les vices et les fautes en question y sont-ils moins
sévèrement condamnés que dans les Évangiles ? Nous ne reviendrons pas sur ce que
nous avons déjà dit de la colère. On n'a qu'à relire le chapitre précédent. Mais
il n'y a pas jusqu'à ces petites minuties, à ces raffinements de moralité où
semble vouloir se réfugier la prééminence évangélique, dont le type et l'origine
ne se découvrent dans la plus ancienne morale des Pharisiens. Inutile de dire
que la qualification d'impie, donnée à un homme, est un motif suffisant
d'en appeler aux tribunaux135 ; que le seul fait de lever la main sur un
autre, même sans le frapper, est qualifié d'impiété et punissable en justice136 ; que la colère est assimilée, d'une part,
au suicide, car, comme dit le Talmud, c'est de l'homme colère que le
prophète a dit : « Eloignez-vous de l'homme qui se blesse lui-même par sa
colère137,» et que, d'autre part, elle est mise au rang
d'un véritable homicide (non justiciable toutefois des tribunaux), si
elle va jusqu'à faire rougir par de grossiers reproches l'objet de notre haine,
de sorte que « le blanc et le rouge, disent les docteurs, se succèdent sur son
visage »138 fût-ce même à cause d'un grand crime dont il
se serait rendu coupable. Mais ce qui est surtout à remarquer, ce qui arrache
des mains de la morale chrétienne le sceptre usurpé par elle, c'est que, de tous
les crimes les plus énormes, de tous les péchés les plus graves, les seuls qui
fassent exception au grand principe judaïque de la non éternité des
peines, les seuls enfin que l'on menace de la damnation éternelle, ce sont
trois péchés contre la morale, et, qui plus est, les deux premiers ne sont que
l'objet même de ces anathèmes évangéliques. Fût-on le plus grand pécheur du
monde, disent les Pharisiens, l'enfer ne nous retiendra pas pour l'éternité ;
tous verront un jour la lumière du ciel, le paradis. Savez-vous qui ne le verra
jamais ? Celui qui appelle d'un mauvais nom son prochain, celui qui fait
rougir son prochain par des propos offensants, et l'adultère139. Voilà l'éthique de ces Pharisiens
formalistes, de ces adorateurs de la lettre, de ces hommes sans cœur, sans âme,
sans entrailles, que nous dépeignent les Évangiles. Voilà le moule sur lequel on
a calqué le raka, le fou, envoyés aux galères ou à la Géhenne du
feu par la morale évangélique. Est-ce tout ? Non. La morale pharisaïque a des
raffinements ; elle connaÎt de telles délicatesses, elle atteint à des nuances
si exquises, qu'on lui opposerait en vain une rivale quelle qu'elle fût. « Mieux
vaut pour l'homme se jeter dans une fournaise ardente que de faire rougir son
frère en public140 ». Et qui est l'auteur de cette belle
maxime ! L'homme qui représente le mieux l'école où le christianisme a puisé,
comme nous n'avons cessé de le dire, ses dogmes et sa morale : Rabbi Siméon ben
Johaï. « Quiconque fera rougir son frère, rougira lui-même quand les anges le
repousseront de la demeure de l'Éternel »141. La plus précieuse bénédiction que les
Pharisiens donnaient à leurs disciples, c'était : « Plaise à Dieu que tu n'aies
jamais à rougir ni ne fasses rougir les autres »142. Enfin, le plus ancien texte rabbinique
ménage à ce délit une place qu'on ne saurait imaginer plus solennelle ni plus
imposante, et une sanction qu'on ne saurait concevoir plus terrible : « Celui
qui profane les choses saintes, qui méprise les solennités, qui annule
l'alliance de Abraham, notre père, qui donne à la Loi un sens contraire au
vrai, qui fait rougir (littéralement pâlir) son prochain en
public, n'aura point part au Monde à venir ». Est-ce Jésus qui parle ?
Sont-ce les Évangiles ? Non, ce sont les Pharisiens.
6.4 Extension donnée par eux aux préceptes du Décalogue
Il
y a plusieurs autres points à l'égard desquels, Jésus a tâché d'établir la
supériorité de sa morale sur l'ancienne. Quoique la plus grande partie des
considérations précédentes s'appliquent non moins bien à toute la suite de son
discours, nous ne l'examinerons pas en ce moment, parce qu'elle ne se rapporte
pas directement à la charité. Le divorce (vers. 31), le serment (v. 33), le
talion (v. 38), attendront donc que leur tour arrive. Il y a un point cependant
qui devrait dès à présent fixer toute notre attention : c'est l'amour du
prochain selon la loi ancienne, comparé à celui que la nouvelle vient
apporter au monde. Nous voulons toutefois nous demander d'abord : Pourquoi
Jésus, prenant pour terrain de ses comparaisons la deuxième partie du Décalogue,
l'homicide, l'adultère, le faux serment, pourquoi dans l'examen de ces lois,
relatives à nos rapports avec le prochain, n'accorde-t-il aucune place à celle
qui interdit le vol, à celle qui proscrit toute espèce de tromperie, de fraude
dans le commerce ? Il aurait pu, comme il le fait pour le reste, renchérir sur
les dispositions légales du Pentateuque et se procurer le facile triomphe que le
plus plat et plus médiocre moraliste saurait bien, lui aussi, se ménager sur les
sèches et arides prescriptions du Code civil et criminel. Pourquoi ne l'a-t-il
pas fait ? Peut-être voyait-il la tradition se dresser pleine de force et
d'autorité, suppléant amplement à ce qu'il y a de trop strictement légal dans la
loi mosaïque. Quoi qu'il en soit, il n'est pas juste que nous laissions ignorer
au lecteur cette prodigieuse extension, cette merveilleuse fécondation (c'est le
mot) opérée par la tradition sur la loi de Moïse. Il faut voir ce que ces
formules si sèches, si nues : Ne vole pas, Ne trompe pas, deviennent au
souffle fécondant de la tradition, et nous venons d'en voir un spécimen dans les
deux commandements : « Tu ne tueras point ; tu ne commettras point d'adultère ».
On est voleur, pour le code, quand on soustrait un objet à son propriétaire ;
mais on l'est autrement encore pour la tradition. Pour elle, l'homme qui capte
l'opinion publique par une feinte vertu, par l'imposture, cet homme est un
voleur. Presser quelqu'un d'accepter une hospitalité qu'on n'a pas l'intention
sérieuse de lui donner, affecter de faire de grandes offres, sachant qu'on ne
les acceptera pas, c'est, dit la très ancienneTossifta, toujours voler,
de manière ou d'autre143. Serait-ce plus excusable, par hasard, aux
yeux de l'Éternel ? Erreur de le croire. Quiconque vole l'estime, l'opinion des
créatures, c'est comme s'il volait l'estime du Très-Haut144 ; profiter d'une équivoque pour se donner
auprès de quelqu'un mérite qu'on n'a pas, c'est tout bonnement voler. Si tu
portes un habit déchiré, garde-toi de marcher en tête du convoi funèbre, car on
pourrait croire que tu t'associes à la douleur des parents et des amis : ce
serait voler et les vivants et les morts145. Es-tu sorti de la ville pour prendre le
frais ? Garde-toi d'accepter les remerciements de quelque ami qui arrive et qui
suppose que tu es allé au-devant de lui. Autrement, tu serais bien loin de
suivre l'exemple de Rab Safra, qui, en pareil cas, s'empressa de détromper son
interlocuteur en lui déclarant qu'il ignorait complètement sa prochaine arrivée.
Crois-tu enfin que cette morale, cette loyauté si rigide ne t'est imposée qu'au
profil de tes frères en religion ? Samuel, le Pharisien, le médecin de Juda le
Saint, l'ami de Plotin (car c'est lui que désigne, selon moi, l'ABLAT du
Talmud), Samuel, dis-je, vient te détromper. Il veut que la plus grande loyauté
préside à son rapports avec tous les hommes quels qu'ils soient, Juifs ou
Gentils, et il est le premier à montrer par son exemple qu'on ne peut, sans
péché, capter l'estime d'un Gentil par de fausses démonstrations. Témoin
l'anecdote où Samuel reproche à son domestique d'avoir offert à un batelier du
vin coupé d'eau pour du vin pur.
Voilà
ce que les Pharisiens ont fait du précepte qui interdit le vol. Celui de ne
point tromper a été fécondé à son tour par cette vie puissante que le sol
pharisaïque communique à toutes les semences qu'on lui confie. Profiter d'une
origine ignoble ou païenne, d'un passé peu honorable, d'un présent peu fortuné,
pour dire à un frère : « Souviens-toi de ta vie passée, de tes ancêtres ; ta
bouche, qui s'ouvre à présent pour proclamer la vérité et les louanges de
l'Èternel, fut jadis souillée par du sang, des chairs étouffées, des viandes
impures ; tes souffrances ne sont que la juste punition de tes anciennes
fautes », c'est là un abus, non moins inique que celui de l'homme qui
emploierait son habilité plus grande, son adresse supérieure, au détriment de
ses frères et de leurs intérêts. « Et savez-vous lequel est pire ? » demande le
plus grand docteur de l'école kabbalistique, R. Siméon ben Johaï. « C'est le
premier qui est cent fois plus coupable. N'est-ce pas à l'honneur qu'il
s'attaque, mille fois plus précieux que l'argent ? N'est-ce pas un dommage bien
plus insigne, qu'on ne peut pas réparer avec de l'argent ? »
Cette
loyauté, cette magnanimité parfaite, étaient si bien enracinées dans le cœur des
Juifs, que tout l'éclat de la tiare n'a pu les éblouir quand la tiare a été
souillée par de semblables bassesses. C'est ainsi que la mémoire d'un pontife,
dont la générosité n'égalait pas la grandeur, resta à jamais infâme en Israël.
Il venait d'accomplir jusqu'au bout le majesteux office du saint jour
d'Expiation. Suivi de la foule, il était acclamé, presque porté en triomphe,
après une journée si bien remplie, vers le lieu de sa demeure. Tout à coup un
mouvement se fait dans la foule, elle s'ouvre à deux hommes à l'habit modeste, à
l'accent étranger : c'étaient deux prosélytes ! Schemaïa et Abtalion, les deux
maîtres vénérés en Israël, les précepteurs de Hillel et de Schammaï. L'imprudent
et orgueilleux pontife les apostrophe en ces mots : Que les fils des Gentils
viennent en paix. - Oui, répondent les deux docteurs en baissant les
yeux, que les fils des Gentils viennent en paix s'ils font les œuvres
d'Aaron, mais que les fils d'Aaron ne viennent point en paix s'ils n'en ont pas
aussi les vertus et les œuvres146. Et Israël a toujours répété : Les fils
des Gentils viennent en paix s'ils pratiquent les vertus d'Aaron.
6.5 Dieu est charité. - La charité juive.
On
le voit, tout ce qui offense la charité, même de loin, même de la manière la
plus indirecte, est sévèrement repoussé par la morale hébraïque. Mais
la charité elle-même y est-elle ? On semble en douter, tant on est
habitué à faire de Christianisme et de Charité deux termes
synonymes. Nous l'avons dit et nous le répétons : il y a des traits sublimes,
des élans incomparables de charité dans les Évangiles. Est-ce à dire que ce soit
là un précepte nouveau, comme, à notre grand étonnement, le proclame
l'Évangile ? Peut-être serait-il injuste de le dire même vis-à-vis du
paganisme ; mais ce serait une iniquité criante, une énorme absurdité de le
supposer un seul instant pour ce qui regarde l'hébraïsme. Le christianisme a
beau s'élever dans les plus hautes régions d'une morale presque mystique, c'est
sur les ailes de l'hébraïsme qu'il plane dans ces hauteurs ; il a beau
dire Dieu est charité, ce mot sublime qui remue dans ses entrailles tout
ce monde païen endormi au sein des plus grossières jouissances, c'est
l'hébraïsme qui le lui a mis dans la bouche. « Dieu est charité, Dieu est
amour », Col hatzilout nikra ahava dit la Kabbale ; Tokho ratzouf
ahava, zo haschekhina dit le Midrasch. Et savez-vous ce que les docteurs ont
fait du précepte mosaïque : Aime ton prochain comme toi-même ? Ils en ont
fait le grand principe de la Loi, selon l'expression d'Akiba (Zé kelal gadol
batorah), ou bien toute la Loi n'en est que le commentaire, selon la
célèbre réponse de Hillel au proséyte. Ils on converti : Je suis
l'Éternel, mots qui terminent le verset, en un serment terrible de
rigoureuse justice contre tous ceux qui ne pratiqueraient pas le précepte en
question147. Ils en ont fait ce mot si cher aux docteurs,
si vaste, si compréhensif, Ghemilouth hassadim, Charité. Or, qu'est-ce
pour eux que la Ghemilouth hassadim ? Je ne sais si des idées plus justes, plus
nobles, plus magnifiques peuvent jamais frapper l'oreille humaine. Elle est,
avec la Doctrine et le Culte, une des trois colonnes du monde entier148. Elle est le commencement, le milieu et la
fin de la Loi ; car celle-ci nous montre à son début Dieu donnant à l'homme
une compagne, au milieu Dieu encore visitant Abraham, à la fin Dieu toujours,
creusant un tombeau à Moïse149. Sans elle, la science, la foi, le culte ne
feront jamais qu'un homme sans Dieu, sans ce Dieu de vérité dont il est écrit
dans la Bible : « Israël resta de longs jours sans le Dieu de vérité »150 (voilà le culte de vérité dont parlent
les Évangiles). Sans elle, bien que possédant toute espèce de vertus, on ne sera
jamais qu'un mauvais juste, le bon juste étant seulement celui qui est
bon à la fois pour Dieu et les hommes, et le mauvais juste celui qui n'est bon
que devant le Seigneur151. Avec elle, au contraire, on a toutes les
autres vertus ; car Rabban Johanan ben Zakkaï ayant invité tous ses disciples à
dire quelle était à leurs yeux la plus grande des vertus, et Eléazar fils de
Arakh ayant dit que c'était un bon cœur, le maître prononça : J'estime que
les paroles d'Eléazar valent mieux que les vôtres, car toutes vos paroles sont
comprises dans les siennes152». Avec elle, Sodome et ses sœurs auraient.
trouvé grâce au tribunal de l'Éternel, tout idolâtres et corrompues qu'elles
étaient, si un peu de charité eût dissipé par ses parfums l'infection de leurs
vices. Grâce à elle, Micha. l'idolâtre Juif, fut longtemps, toléré, quoique les
anges l'accusassent devant Dieu en disant : « Vois, Seigneur ! la fumée de tes
autels se mêle à la fumée des sacrifices offerts à l'idole de Micha ». Et Dieu
de leur répondre : « Laissez-le en paix. Son pain est offert aux pauvres
voyageurs »153. Avec elle on a quelque chose qui surpasse
tous les sacrifices du monde154, on peut se passer et d'holocaustes et
d'expiatoires155, elle les remplace dans l'exil, elle nous
console du temple et des autels détruits. Elle consolait déjà un témoin oculaire
de la chute de la patrie ! Rabbi Johanan ben Zakkaï se promenait un jour par les
rues de Jérusalem et Rabbi Jehoschoua le suivait. Tout à coup l'emplacement et
les ruines du temple leur apparurent. Rabbi Jehoschoua, dit en soupirant :
« Malheur à nous ! Qui expiera désormais nos péchés ? » Mon fils, lui répondit
le maître, console-toi, nous avons encore quelque chose qui en tient la place
(Yesch lanou achéret kemota) ; c'est la charité, car il est
écrit : « J'aime la charité plus que les sacrifices156 ». N'est-ce pas ce que faisait Daniel à
Babylone après la chute du premier temple ? N'est-ce pas la charité qu'il
offrait à Dieu à la place des sacrifices, en réjouissant les noces des pauvres,
en ensevelissant les inorts, en répandant des aumônes157 ? Enfin, c'est à elle qu'on reconnaît le
véritable Israélite. « Quiconque possède les trois vertus suivantes est de la
descendance de notre père Abraham, ceux à qui elles manquent ne sont pas ses
enfants : ses véritables enfants sont compatissants ( rahamanim),
modestes (baïschanim) et charitables (gomelé hassadim)158.
6.6 Elle se distingue de l'aumône, qu'elle exclut.
Cette
charité, est-ce l'aumône ? On voit déjà combien elle s'en distingue, et ce n'est
pas là un des titres les moins glorieux de la morale pharisaïque. Est-il
étonnant que le premier christianisme en ait fait autant ? Qu'il ait mis la
charité au-dessus de toute bienfaisance particulière, dont elle est l'âme et le
mobile ? Paul et Clément d'Alexandrie ont bien écrit, eux aussi, que les
œuvres, même bonnes dans leur objet, n'ont de mérite, dans l'ordre du salut, que
par la charité, et que la charité est la mesure de leur perfection
formelle159. Mais n'est-ce pas la doctrine pharisaïque
enseignée en termes exprès ? Non seulement on distingue soigneusement
la charité(Ghemilout hassadim) de la simple aumône (Tzedaka), ou
de toute autre bonne œuvre, mais on la dit infiniment supérieure à toute
bienfaisance particulière, nommément à la Tzedaka, qu'elle surpasse,
ajoute-t-on, par plusieurs points, car l'une ne s'exerce qu'avec des biens
extérieurs à l'homme, l'autre par l'homme tout entier, biens, corps et âme ;
l'une ne fait du bien qu'aux vivants, l'autre en fait aussi aux morts ; l'une ne
répand ses bienfaits que sur les pauvres, l'autre sur les riches comme sur les
pauvres, car chez le riche aussi la charité trouve des plaies à guérir, des
larmes à essuyer, des douleurs à apaiser160. Bien plus : l'aumône elle-même n'est
récompenséequ'à proportion de la charité qu'elle contient161, car il est écrit : Semez
des aumônes, vous ne récolterez que selon la charité162. Et si celui qui donne son obole aux pauvres
mérite six bénédictions, celui qui apaise une douleur, qui console un affligé,
qui donne non son pain, mais, selon la sublime remarque des docteurs sur le
texte,son âme (Vethafek laraev nafschekha), celui-là méritera les ONZE
bénédictions énumérées par les prophète Isaïe163.
6.7 Les trois ennemis
Cette
charité, que nous trouvons incontestablement dans sa plus haute généralité chez
les pharisiens, peut être comprise de plus d'une manière ; elle peut surtout
avoir des limites, admettre des restrictions, elle peut ne s'appliquer qu'aux
amis, exclure les ennemis... Or, il y a l'ennemi personnel, il y a l'ennemi
religieux, il y a enfin l'ennemi politique. La charité juive connaît-elle ici
quelque restriction ? Voilà une des plus graves, des plus délicates questions
auxquelles puisse donner lieu le débat séculaire entre l'hébraïsme et le
christianisme ; voilà l'écueil où sont venus se heurter ceux qui, au lieu de
faire la distinction capitale, indispensable, entre l'Etat juif et la foi juive,
ont considéré l'hébraïsme comme un fait homogène, l'ont mis ainsi en regard de
la morale chrétienne, libre, dégagée de toute entrave politique, et en ont
conclu, les uns que la charité hébraïque est en tout point conforme à la charité
chrétienne, les autres qu'elle lui est bien inférieure. Quant à nous, c'est en
distinguant soigneusement dans l'hébraïsme le côté politique du côté religieux,
que nous saurons nous faire une idée nette de ce que la charité hébraïque a de
commun, de supérieur ou de différent, comparée à la charité chrétienne.
Simplifions pourtant, s'il se peut, la tâche que nous allons nous imposer.
Il
s'entend de soi-même que l'une des trois restrictions ci-dessus mentionnées,
celle qui touche à l'ennemi personnel, soit par sa gravité, soit par sa
nature toute spéciale, mérite que nous lui réservions une place à part dans
notre examen, et c'est ce que nous ferons. Restent l'ennemi religieux et
l'ennemi politique. Qu'est-ce que l'hébraïsme ordonne de ces deux classes
d'adversaires ? Qu'est-ce que la charité hébraïque nous enseigne à voir dans
l'ennemi de la foi et dans l'ennemi de la patrie ? C'est à ce point de vue,
c'est par leur rapport à cette double restriction, que nous allons apprécier les
éloges que le christianisme s'est décernés à lui-même, cette prééminence en fait
de charité, cet amour qui ne connaît ni restriction ni limites, qui embrasse
toute l'humanité sans distinction d'origine, de race, de couleur, et qui
formerait, à l'entendre, sa prérogative toute spéciale, son caractère
distinctif. Déjà, dès l'époque évangélique, peut-être par l'organe de Jésus
lui-même, le christianisme affectait ces mêmes airs de supériorité en fait de
morale que nous avons vus depuis. Il y a dans les Évangiles deux passages que
nous examinerons brièvement : l'un est celui de Luc, ch. X, vers. 25 et suiv. ;
l'autre est celui de Matthieu, ch. V, vers. 43 et suiv. Commençons par ce
dernier. C'est à propos de cette comparaison perpétuelle qui se poursuit tout le
long du chapitre : Vous avez appris, ajoute Jésus, qu'il a été dit :
Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. Mais moi je vous dis : Aimez
vos ennemis, et bénissez ceux qui vous maudissent. etc. Nul doute possible
que Jésus, par ces mots : Vous avez appris qu'il a été dit, ne fasse
allusion à la loi de Moïse. J'ose dire qu'il n'y a pas un seul des préceptes
mentionnés dans ce chapitre qui n'appartienne, évidemment à la législation
mosaïque, à laquelle on prétend faire subir un perfectionnement. La plus
invincible nécessité nous oblige donc de rapporter le verset 43 à la loi de
Moïse. D'autres raisons encore nous forcent à n'y voir qu'une
citation textuelle de la Loi : c'est le tour bref et impératif, tant dans
ce qu'elle affirme que dans ce qu'elle nie ; c'est encore la forme, bien
différente de celle que Jésus ne manque jamais d'affecter, toutes les fois qu'il
prétend trouver en contradiction la tradition des hommes avec la parole de
Dieu. Cela posé, il est très difficile de saisir l'origine et vrai sens de
cette imputation, tant elle semble forgée tout exprès pour donner, même de ce
côté, à la loi nouvelle une sorte de prééminence, tant elle paraît avoir peu de
racines dans le texte et l'esprit des Ecritures. - Une remarque qui frappe tout
d'abord, c'est que, tandis que les fragments mosaïques précédemment cités dans
ce chapitre sont extraits presque textuellement des livres de Moïse, en vain on
chercherait dans toute la teneur des cinq livres un texte, un verset qui réponde
soit par la lettre, soit par l'esprit, à celui qu'allègue Jésus. Je me trompe,
il y a bien dans le Lévitique la première moitié du verset : Tu aimeras ton
prochain ; mais l'autre moitié, tu haïras ton ennemi, on se demande,
tout étonné, où Jésus l'a prise dans la loi de Dieu. Impossible donc de nier que
Jésus, en dressant cet acte d'accusation contre la loi de Moïse, loin de ne
prendre à partie que des doctrines clairement et hautement avouées, loin
d'exiger dans les pièces du procès cette exactitude et cette évidence qui seules
pouvaient leur donner une valeur probante, a fait bon accueil, à tout ce que ses
souvenirs, ses jugements, ses appréciations personnelles lui ont suggéré sur les
limites à imposer à la charité hébraïque ; qu'il a fait, en un mot, un procès
de tendance. Arrivés à ce point, il ne nous resterait qu'à voir si, cette
citation fautive - pour ne pas dire déloyale - étant admise, on ne pourrait en
quelque manière la justifier par ce qui ressort des lois, des dispositions
mosaïques qui ont, de près ou de loin, des rapports avec le précepte de l'amour
du prochain. Cependant, avant d'entreprendre cet examen, analysons, en peu de
mots, l'autre texte évangélique, où la même prééminence sur la morale mosaïque
est ouvertement proclamée, afin d'aborder ensuite, à la lumière de ces deux
textes bien interprétés, la recherche dont nous parlons.
Un
docteur de la Loi, au dire de Luc, s'approche de Jésus, et suivant la coutume
des Pharisiens, dont les exemples fourmillent dans le Talmud, il lui demande :
« Maître, que dois-je faire pour obtenir la vie éternelle ? Et Jésus
dit : Qu'est-ce qui est écrit dans la Loi ? Et il répondit : Tu aimeras le
Seigneur ton Dieu, etc... et ton prochain comme toi-même. Et Jésus lui dit :
Tu as bien répondu ; fais cela et tu vivras. Mais lui, voulant se justifier, dit
à Jésus : Et qui est mon prochain ? Et Jésus, répondant, lui dit : Un
homme descendait de Jérusalem à Jéricho, etc... » Rien d'invraisemblable dans la
demande du docteur de la Loi à Jésus, soit qu'il l'ait faite pour s'instruire,
soit (comme le contexte l'indiquerait de préférence et comme nous l'avons déjà
remarqué ailleurs) que le Pharisien n'eût d'autre but que de connaître à fond la
doctrine de Jésus. Mais à peine avons-nous franchi le premier pas, que
l'invraisemblance va toujours croissant, et l'on ne peut s'empêcher de
soupçonner que nous assistons ici à une scène arrangée après coup, quoique d'une
main inexpérimentée, pour faire ressortir toute la supériorité de la morale de
Jésus sur celle des Juifs, représentée par un docteur de la Loi. On se demande
avec surprise pourquoi, interrogé par le Pharisien, Jésus ne lui découvre pas la
voie du salut, mais l'invite à son tour à l'exposer lui-même ? Comment le
Pharisien, soit qu'il ait eu réellement envie de l'apprendre de Jésus, soit
qu'il n'ait voulu que pénétrer sa doctrine, renonce à son but et se constitue
son propre maître en exposant ce qu'on doit faire pour acquérir la vie
éternelle ? Comment les idées, les paroles du Pharisien, la juxtaposition
même des deux fragments mosaïques, si éloignés l'un de l'autre, répondent-elles
de point en point à la morale que Jésus débite ailleurs en son propre nom ?
Comment surtout, après que les parties sont si bien d'accord, après
l'approbation de Jésus : Tu as bien dit, fais cela et tu vivras, comment,
dis-je, le Pharisien vient-il rouvrir le débat par la question du prochain, et
comment comprendre cette explication si peu intelligible de l'Évangile : Mais
le Pharisien, voulant se justifier, dit à Jésus : Et qui est mon prochain ?
Voilà des questions, si nous ne nous trompons, assez graves pour autoriser des
doutes sérieux sur l'exactitude de la narration évangélique. Quoi qu'il en soit,
ce qui ressort évidemment tant du passage de Matthieu que de celui de Luc, c'est
que la charité hébraïque s'arrêtait devant une limite : l'ennemi, soit qu'on
l'appelle de ce nom général, soit qu'on le personnifie dans un Samaritain comme
fait l'Évangile.
6.8 Quel est l'ennemi selon l'Évangile ?
Mais
quel est cet ennemi selon l'Évangile lui-même ? C'est d'abord l'ennemi
personnel. Peut-on en douter ? L'antithèse
entre prochain et ennemi, établie par le verset 43 du chap. V de
Matthieu ; des phrases telles que celles-ci : Faites du bien à ceux qui vous
haïssent, priez pour ceux qui vous outragent et vous persécutent... Car si vous
aimez seulement ceux qui vous aiment, etc. ; la conclusion de la parabole du
Samaritain (Luc, X, 36) : « Lequel donc de ces trois te semble avoir été le
prochain, de celui qui était tombé, etc. » : tous ces traits nous montrent assez
que c'est l'ennemi personnel qu'il faut haïr selon l'hébraïsme, qu'il
faut au contraire aimer selon la loi de l'Évangile. Mais l'ennemi politique y
est non moins clairement caractérisé par le Samaritain donnant au Juif le
secours en vain imploré du sacrificateur et du lévite ; voilà donc l'ennemi
qu'il faut haïr selon l'hébraïsme, et que l'Évangile au contraire nous commande
d'aimer. Or, est-ce là la morale de l'hébraïsme ? Est-ce là la physionomie
réelle, le fidèle portrait de cette morale, dont l'Évangile ne nous retrace
qu'une parodie, qu'une grossière caricature ? Grave question, à laquelle il faut
répondre sans prévention, sans parti pris, mais de laquelle dépend le crédit ou
le discrédit d'une morale, qui n'a cru pouvoir s'élever que sur les ruines et au
détriment de sa devancière. Nous l'avons déjà dit, nous n'examinerons pas encore
ce qu'il y a de vrai dans l'exclusion de l'ennemi personnel du
commandement de la charité. Quant à présent, notre tâche est bien simple. Nous
nous demanderons si l'amour du prochain, commandé expressément par la loi de
Moïse, laisse sous-entendre l'exclusion de l'étranger, du non-Israélite, ou bien
si, sauf les limites nécessitées par l'existence politique et nationale du
judaïsme, limites que nous apprécierons bientôt, la charité d'Israël ne connaît
point de bornes, si elle embrasse, comme son Dieu lui-même, toute l'humanité,
si, tout en aimant sa patrie, l'Israélite reconnaît dans chacun des enfants
d'Adam un être créé comme lui à l'image de Dieu, appelé à la vertu ici-bas et au
bonheur dans l'éternité, et à meilleur marché que l'Israélite lui-même ; si, en
un mot, il est tenu ou non envers lui aux devoirs de la charité.
6.9 La patrie et la société dans le christianisme
Mais
qu'on nous permette de relever d'abord deux points sur lesquels la charité
israélite surpasse infiniment celle du christianisme. Ce sont
la patrie et la société. Si Jésus prêche l'amour de tous les
hommes, si le christianisme a pu se donner, mieux que tout autre système
religieux, l'air d'une morale humanitaire, c'est aux dépens d'un amour non moins
sacré, celui de la patrie et de la société. Ces deux groupes, ces deux grandes
formes de l'agrégation humaine, ont enrichi de leurs dépouilles, et de la
charité toute spéciale qui leur appartient, cette autre charité, cet autre
amour, qui est l'apanage du christianisme : la charité universelle. Le
christianisme ne connaît qu'une patrie, le monde, peut-être dirait-on
mieux le ciel ; il ne connaît qu'une société, la société
spirituelle. La patrie, ses droits, ses besoins, les bornes qu'elle impose
parfois à la charité universelle, comme un droit limite un autre droit ; la
société civile, la société véritablement humaine, c'est-à-dire celle des corps
et des âmes à la fois, ses droits à elle, ses exigences, les rapports qu'elle
crée entre ses membres, les règles, les lois qui régissent ces rapports, tout
cela a complètement échappé au christianisme. Le christianisme connaît-il
l'ennemi politique ? Non. - Connaît-il une justice sociale ? Non encore.
Or, nous l'affirmons hardiment, sans ennemi politiquepossible, point de
patrie ; sans vindicte sociale, point de société, point de justice. Une
image saisissante de la charité supplantant les droits de la justice, c'est
l'absolution accordée à la femme adultère, sous prétexte qu'il n'y avait point
d'homme innocent qui pût lui jeter la première pierre. Et c'est précisément sur
les ruines de l'une et de l'autre, c'est-à-dire sur la négation de l'ennemi
politique et de la vindicte sociale, que se fonde le christianisme ; c'est en
rompant les liens qui retiennent l'homme à la terre, qu'il prend son essor vers
des régions où l'homme ne saurait le suivre. C'est ce qu'on sent au plus
superficiel examen de la morale chrétienne, surtout de ce côté par où elle se
détache de la morale hébraïque. Nous n'insisterons pas à présent sur ce que le
christianisme contient de dissolvant pour l'organisation sociale. Ne considérons
que le côté politique. Tandis que l'hébraïsme, ne supprimant aucun des degrés
inférieurs qui mènent à la charité universelle, faisait une part légitime à tous
les groupes, à tous les centres, à toutes les agrégations subalternes, à
l'individu, à la famille, à la cité, surtout à la patrie, avant d'arriver au
sommet de tous les amours, à la plus générale et plus compréhensive des
charités, le christianisme, lui, franchit d'un bond tous les degrés, supprime
tous les intermédiaires, toutes les transitions, dissout cette puissante
organisation que l'hébraïsme avait respectée, consacrée, et il fond tout,
individu, famille, cité, patrie sortout, dans cette agrégation plus vaste, dans
cette charité tout abstraite, dans ce grand océan, dans ce gouffre où tout se
perd, où tout se mêle, qu'on
l'appelle monde, humanité ou Église.
Qu'on
ne dise donc plus que le christianisme a enseigné aux hommes plus de charité que
l'hébraïsme. S'il est parvenu à créer cette illusion, c'est qu'il a tout ôté à
l'individu, à la famille, surtout à la patrie, pour le donner à l'humanité ;
c'est qu'il a simplement déplacé ce que l'hébraïsme, plus équitable, avait
réparti entre tous ces groupes ; c'est qu'il a accumulé toute la force, toute la
sève, tout l'amour des hommes, sur un seul point ou, pour mieux dire, sur la vie
générale, sans s'inquiéter aucunement de la vie locale des membres ; c'est,
enfin, qu'il a gagné en étendue ce qu'il a perdu en intensité.
6.10 La parabole du Samaritain
Cette
vérité résulte non seulement d'une infinité de passages, tant de Jésus que des
apôtres, non seulement elle ressort de l'esprit général des Évangiles, mais elle
prend une forme déterminée, surtout pour ce qui regarde ses différences avec
l'ancienne loi, dans cette célèbre parabole du Samaritain. Quel nom ! Et
comment se fait-il qu'il n'ait pas éveillé l'attention des savants ? On aurait
dû se demander pourquoi ce choix particulier, pourquoi n'avoir pas imaginé de
préférence un Gentil, un Grec, un Romain, noms bien plus éloquents et qui
auraient, certes, mieux fait éclater la différence entre la morale chrétienne et
celle des Juifs ; pourquoi négliger, pourquoi ne pas exploiter cette lutte, ce
froissement journalier, qui ne pouvait manquer d'exister alors entre Juifs et
Romains, entre le monothéisme et l'idolâtrie, et relever par là un contraste
bien autrement remarquable entre l'amour du prochain, tel qu'on l'attrîbue aux
Juifs, et la charité sans bornes, sans distinction, qu'on venait proclamer ! Si
l'on se fût demandé tout cela, peut-être aurait-on entrevu le but que cette
parabole veut atteindre, les liens qu'elle veut rompre au profit de
l'Église, le centre qu'elle veut effacer du sein de l'humanité ;
peut-être aurait-on trouvé le dernier mot de cette parabole, l'abolition de
la Patrie. Oui, nous le demandons, pourquoi un Samaritain ? Est-ce que
Jésus, bien loin d'embrasser déjà dans son plan l'humanité entière, bien loin
d'étendre ses vues au-delà de la Palestine, ne visait qu'à établir, au sein même
de son pays, l'égalité entre toutes les races, toutes les nations, à étouffer la
patrie pour ainsi dire sur son lit de douleur ? Est-ce qu'il partageait, lui
aussi, la haine qu'inspiraient à ses compatriotes la tyrannie, les sévices, les
excès des Gentils ? Pour nous, nous ne voyons qu'un motif à ce choix du
Samaritain, c'est de personnifier en lui l'ennemi politique, et rien que
l'ennemi politique. En effet, s'il y avait au monde une race, une peuplade,
qui tout en partageant la croyance monothéiste des Juifs,leur histoire et
leurs espérance, s'en séparât néanmoins par une rivalité politique sans trêve et
sans relâche, poursuivie à travers tous les siècles, tous les régimes, dans la
bonne et la mauvaise fortune, malgré des obstacles, des revers, des déceptions
sans nombre ; s'il y avait un ennemi rusé, haineux, implacable, se vantant
d'avoir la même foi, le même sang, s'imposant à la Palestine, non par le simple
droit de la force, mais, comme on l'a dit, par une prétendue force du droit,
visant continuellement à en déposséder les Israélites comme de véritables
intrus, ouvrant les portes de la patrie à l'étranger, pactisant avec lui,
adoptant par politique ses rites idolâtres, mettant sans cesse à deux doigts de
sa perte cette malheureuse Palestine, déjà si esclave et si déchirée ; s'il y
avait un ennemi politique campé au cœur de la patrie, avant-poste naturel de
tous les envahisseurs, garnison perpétuelle du monde païen au sein de la
Palestine, c'était sans contredit le Samaritain. En fallait-il davantage
pour que Jésus en fît l'emblème vivant, compris, exclusif, de l'ennemi
politique ? Ce n'est pas le païen, qu'on le sache bien, que Jésus choisit, ce
n'est pas l'idolâtre, l'adorateur de Mars, de Jupiter, de Vénus, ce n'est pas
l'Israélite infidèle à sa foi, ce n'est pas l'apostat, le Romain non plus, qui
aurait été en même temps l'ennemi religieux et l'ennemi politique. Non, il a
soin de circonscrire, de préciser sa pensée : c'est le Samaritain qu'il choisit,
c'est-à-dire l'ennemi simplement politique, rien que politique, monothéiste dans
ses croyances non moins que les Israélites. Peut-on encore douter du but
politique que Jésus se propose : la suppression du sentiment national, des
intérêts et des exigences de la Patrie ?
Ce
n'est pas tout. Est-ce la simple notion du devoir que Jésus lui substitue.
Est-ce qu'il nous montre le Samaritain souffrant sur la voie publique, négligé,
abandonné par un prêtre, par un lévite, et enfin secouru par un païen ou par un
simple Israélite, qui aurait mieux pratiqué le devoir de la charité que les plus
haut placés dans la hiérarchie nationale ?
Ce
spectacle n'aurait eu qu'un sens possible, c'est que la charité, la compassion,
l'assistance est strictement imposée envers tous les malheureux, qu'il soient
Samaritains, Juifs ou païens, et l'hébraïsme n'y aurait rien à redire. Mais
non ; ce n'est pas là le spectacle que Jésus nous présente. Non, ce n'est pas la
vertu, le devoir, la charité absolue qu'il substitue à l'égoïsme national ;
c'est, tranchons le mot, un autre égoïsme, l'égoïsme individuel, l'amour
de soi-même, pris pour base, pour règle de conduite dans nos rapports avec les
autres, et substitué à l'intérêt collectif, à l'amour bien plus noble de la
patrie.
Car,
dans la parabole en question, c'est l'Israélite souffrant qu'il présente aux
Israélites, c'est un de leurs frères, à eux qui auraient pu se trouver, du jour
au lendemain, couchés et meurtris sur le chemin de Jéricho, qu'un
sacrificateur, qu'un lévite auraient pu négliger, tandis qu'un Samaritain aurait
pu bander ses plaies, y verser de l'huile, le mener sur sa monture, lui
prodiguer enfin les plus tendres soins. C'est après avoir tracé un tableau
où ses auditeurs auraient pu bientôt composer la figure principale ; c'est après
avoir touché les cordes les plus sensibles de l'égoïsme, de la conservation
individuelle, après avoir montré dans l'ennemi politique l'ami
personnel, après avoir créé cet antagonisme périlleux, cet embarras
artificiel, qui n'en est pas un à la vérité, mais dont l'intelligence peu
exercée de ses auditeurs n'aurait pu se tirer, qu'il presse la conclusion, qu'il
met l'égoïsme en demeure de se prononcer, et qu'il demande : Lequel donc de
ces trois est ton prochain ? Et qu'on juge de la vérité de nos assertions !
Le but anti-politique est si bien le but que Jésus poursuit ; il en est si
préoccupé, si absorbé, qu'il ne s'aperçoit pas que sa morale va recevoir un
grand coup, un coup dont elle aura peine à se relever. Dans son impatience de
donner au Samaritain le nom de prochain, il l'ôte à l'Israélite ; dans sa
hâte d'obliger l'égoïsme envers le bienfaiteur, il oublie de le courber devant
l'ennemi, il oublie cet amour des ennemis, thème chéri d'une autre contradiction
qu'il relève entre l'ancienne et la nouvelle loi. Car si le Samaritain est mon
prochain à cause seulement de ses bienfaits, les prêtres et les lévites,
quoiqu'ils ne m'aient point fait de mal, cessent néanmoins de s'appeler mon
prochain, faute de m'avoir rendu les services que le Samaritain m'a
prodigués.
Chapitre 7
CHARITÉ UNIVERSELLE
7.1 Qualités de la charité universelle de l'hébraïsme. - Elles manquent dans la charité chrétienne
Si
le christianisme a tout sacrifié à la charité universelle, est-il parvenu du
moins à nous en fournir cet incomparable idéal qu'on lui attribue ? A-t-il
surpassé ce que l'hébraïsme enseignait en fait de charité universelle tout en
conservant leur place, leur droit, à la patrie et à la société ? Nous osons dire
que le christianisme, malgré l'énorme sacrifice qu'il s'est imposé, malgré la
concentration de ses efforts sur un seul point : l'amour des hommes (à condition
toutefois que ces hommes soient chrétiens, comme nous le verrons bientôt), n'est
pas parvenu à nous offrir de la charité universelle une idée plus noble, plus
grande que celle que nous avait léguée l'hébraïsme.
Et
encore on ne hasarderait pas trop en disant que l'hébraïsme, par la consécration
des droits de la patrie et de la société, a rendu, s'il est possible, la charité
plus tendre, plus active, plus humaine ; en un mot, si nous osons le dire,
plus charitable. Le christianisme ne voit dans l'homme que l'homme, ou
même tout au plus le chrétien. Mais l'hébraïsme, que n'y voit-il pas ! Il y voit
l'homme son frère, créé comme lui à l'image de Dieu ; il y voit l'adorateur du
même Dieu sans toutefois que le mosaïsme lui soit imposé ; il y voit un père, un
frère, un fils, enfin le membre d'une famille, surtout le citoyen d'une patrie,
d'une nation ; et comme le Juif lui-même reconnaît une patrie, comme il est, lui
aussi, citoyen d'une nation, il connaît les douleurs, les angoisses, les joies,
l'orgueil, les vertus, l'héroïsme politiques et civils ; il sait apprécier
toutes les vertus, compatir à toutes les douleurs, partager toutes les joies,
secourir toutes les infortunes, aimer enfin, dans l'homme, l'homme et le citoyen
tout à la fois. En un mot, l'hébraïsme offre un nouveau côté, un nouveau point
de contact entre les hommes ; il double, il triple la charité universelle, en
doublant, en triplant les rapports, et au lieu de cette plate uniformité, de
cette sèche abstraction : l'homme, que le christianisme nous appelle à
aimer, l'hébraïsme offre à ses adeptes quelque chose de plus réel, de plus
vivant, de plus ressemblant, à nous-mêmes, à nos affections, à nos passions, à
nos besoins, - un père, un citoyen, un patriote.
7.2 Unité d'origine. - Sa valeur et ses conséquences dans la doctrine des Pharisiens.
Ne
considérons néanmoins dans l'homme que ce caractère exclusif. L'idée que nous en
donne l'hébraïsme a-t-elle rien à envier à la doctrine morale du christianisme ?
Il y a un fait qu'il suffit de rappeler pour qu'on en sente aussitôt
l'importance, un fait que d'éminents écrivains on déjà mis en relief ; c'est
l'UNITE D'ORIGINE. S'il est une doctrine qui forme la base et la condition
nécessaire de la charité universelle, une doctrine sans laquelle tous les
efforts des philosophes ne parviendront jamais à pénétrer le cœur des hommes de
cet amour tendre, compatissant, que l'on ne connaît qu'entre frères, avec
laquelle, au contraire, il soit impossible d'échapper à la conséquence qui en
découle nécessairement, naturellement, c'est-à-dire l'obligation
d'aimer ceux qu'on proclame frères, les fils d'un même père ; s'il est
une doctrine qui appartienne en propre à l'hébraïsme, qu'il ait enseignée le
premier au monde, dont la gloire ne soit partagée par aucune religion, aucun
peuple, aucune tradition, c'est, sans contredit, la doctrine dont nous
parlons : l'unité d'origine. Les conséquences grandes, nobles, infinies
qui en découlent, chacun les aperçoit. Qu'il nous soit permis cependant de
rappeler que la tradition israélite, bien des siècles avant qu'on parlât
de liberté et d'égalité, a eu soin de relever ce que cette grande
doctrine a d'éminemment favorable aux deux principes en question, la liberté et
l'égalité entre les hommes. « Pourquoi, disent dans le Talmud ces Pharisiens si
méconnus, pourquoi l'homme a-t-il été créé unique ? C'est d'abord afin que
personne ne puisse dire à un autre : Mon père est plus grand que le
tien. C'est ensuite afin qu'un peuple ou une famille ne puisse imposer sa
domination à un autre peuple, à une autre famille ». Hélas ! Combien ne voit-on
pas de ces tyranniques dominations dans le monde ! Que serait-ce, si chaque
peuple, chaque race était issue d'un homme ou d'un couple différent ? Mais cet
homme unique, que sera-t-il ? Que seront ses enfants, tous formés à sa
ressemblance ? Grande pensée, qui sera à jamais le titre le plus glorieux de
l'humanité, le mobile le plus puissant pour en réaliser toute l'étendue, toute
la signification, et que la Genèse seule contient entre tous les livres dont les
hommes puissent s'enorgueillir.
7.3 L'homme créé à l'image de Dieu ; conséquences de cette doctrine.
L'homme
a été créé à l'image de Dieu, il est le roi de la création, tout doit lui
obéir, afin qu'il puisse tout ennoblir, tout spiritualiser, et frappant tout à
son coin, imprimer partout la trace de cette image divine qu'il porte en
lui-même. Est-ce là une amplification de notre part, ou bien n'est-ce que le
sens le plus rigoureux du texte mosaïque ? - Il faut bien dire que ces
inimitables doctrines sont comme le soleil, comme le ciel, comme toutes les
merveilles de la création, qui, à force de nous entourer, de frapper sans cesse
nos sens et notre intelligence, finissent par nous devenir tellement familières
que nous ne les sentons presque plus ; car ces expressions augustes qui
appartiennent à l'hébraïsme seraient certes de nature à exciter éternellement en
nous la plus vive et la plus profonde admiration.
Il
y a pourtant deux considérations importantes qui ne peuvent qu'accroître la
valeur de ces doctrines. C'est d'abord l'époque, le milieu où elles furent
énoncées ; c'est ensuite le peuple à qui elles s'adressaient, et le but qu'on se
proposait en les enseignant. Il faut bien que la vérité elle-même ait inspiré le
législateur des Hébreux, si, au milieu de peuples pour qui tout homme vivant à
deux pas de leurs frontières était un ennemi, un barbare, il
n'hésita pas à proclamer une doctrine qui était la plus complète, la plus
absolue négation de ce particularisme dans lequel chaque nation se tenait
renfermée. Mais ce peuple lui-même qu'était-il ? C'est ici que le côté
humanitaire de l'existence d'Israël va paraître dans tout son jour. Nous
comprendrions assez bien que Moïse eût transmis ses grandes idées sur l'unité,
de notre origine, sur la grandeur de l'homme, sur la sublimité de ses destinées,
à quelque disciple éprouvé, à une école, à une académie, ou mieux encore à des
hommes qui n'auraient eu pour mission que de faire prévaloir cette doctrine dans
un monde qui la méconnaissait. Or, ce peuple juif qu'il allait former était-il
quelque chose de tout cela ? N'allait-il pas devenir un peuple à son tour,
compter, lui aussi, entre les nations de l'Orient, avoir une existence, des
intérêts, des droits, à défendre contre les empiétements incessants de ses
voisins ? N'avait-il pas à traverser bien des siècles encore, avant qu'il lui
fût possible de pratiquer les grands principes que lui enseignait Moïse, de
soupçonner même, les belles conséquences qui y sont renfermées ? Inutile de le
nier : cette fraternité universelle, cette unité d'origine placée en tête de la
Genèse, n'a point de rapport visible avec l'avenir prochain qui attend
l'hébraïsme, elle semble un vague souvenir du Paradis, persistant au milieu du
sanglant conflit de tant d'égoïsmes nationaux ; ou, pour parler avec plus de
précision, elle paraît évidemment comme une pierre d'attente à laquelle tout le
côté non politique, le côté religieux et moral du mosaïsme, tient comme à un de
ses plus grands principes.
7.4 Unité d'avenir. - Moïse et Sophonie
Mais
il y a une autre unité que l'hébraïsme apprit plus tard aux hommes, c'est
l'unité d'avenir. Elle forme l'accomplissement, le terme corrélatif et
nécessaire, le but suprême où cette unité d'origine devra un jour
aboutir. Au début de l'histoire, l'unité de Moïse, l'unité du passé ; à son
terme, l'unité de Sophonie, l'unité de l'avenir. La première, c'est l'unité
naturelle, principe et fondement de l'autre ; la seconde, c'est l'unité morale,
libre, volontaire, l'unité d'amour, l'unité de foi, l'unité de vues, conséquence
à la fois et couronnement suprême de la première unité. Moïse est le révélateur
de la première, il est le prophète de l'homme un ; Sophonie l'est de
l'humanité une, de l'Adam collectif, et c'est lui qui le révèle au monde,
ou pour mieux dire qui en donne la plus juste formule d'après l'esprit de Moïse,
en disant : A cette époque, je changerai les lèvres des peuples en des lèvres
pures, afin qu'ils invoquent tous le nom de l'Éternel, qu'ils le servent d'un
même esprit (Soph. II, 9).
7.5 Histoire des premiers âges
Cette
idée que les Juifs devaient se former de l'homme, de son origine, de la
fraternité entre tous les fils d'Adam, est-elle confirmée par l'histoire des
premiers âges que Moïse leur raconte ?
D'abord
il serait injuste de nier qu'entre toutes les anciennes religions, la seule qui
se soit occupée de donner aux hommes, non seulement l'histoire de leur origine,
mais celle aussi des premiers âges, des communs patriarches, des centres
communs, des premières divisions et ramifications, qui ait donné à chaque peuple
une place dans ce grand arbre généalogique de l'humanité, c'est sans contredit
l'hébraïsme. Et non seulement il a posé ainsi la première pierre du vaste
édifice ethnologique que notre siècle a tant développé, mais il a dévoilé
surtout, par ce soin particulier, son grand côté moral et humanitaire, et les
destinées futures de ce livre devenu universel.
7.6 Caractère humanitaire des prophéties.
Mais
le Dieu que Moïse nous annonce, n'est-il pas le Dieu de tous les hommes ? Sa
justice et sa providence ne s'exercent-elles pas sur tous indistinctement ?
N'intervient-il pas à tout moment dans l'histoire mosaïque, vengeant le
fratricide, submergeant dans le déluge une génération corrompue, donnant à Noé
des lois, des prescriptions qui, loin de s'adresser à ce peuple que Moïse va
former, sont l'apanage de l'humanité tout entière ? N'est-ce pas « avec toute sa
postérité » que Dieu déclare à Noé établir son alliance ? (Genèse, IX, 9). Le
Dieu d'Abraham est-il un fétiche, un dieu local, national, à l'instar des autres
dieux ? N'est-il pas, au contraire, le Dieu du ciel et de la terre ?
(Ibid., XIV, 22). Ne se fait-il pas, lui le grand patriarche, son prédicateur et
son apÔtre ? N'offre-t-il pas, lui le père de ce peuple à qui Moïse le raconte,
des hommages, des tributs, la dîme, la dette sacerdotale, à un païen, à un
Gentil, à un Melchizédek roi de Salem et pontife du Très-Haut, et
ne reçoit-il pas en retour sa bénédiction ? Ne le voit-on pas prier jusqu'à
l'importunité ce Dieu qu'on annonce aux Juifs, pour qu'il daigne pardonner à ces
peuplades impies qui ont mérité sa colère, et qui n'ont avec la famille
d'Abraham aucune espèce d'affinité ? Dieu lui-même ne le prévient-il pas de ses
intentions sur ces pervers (Ibid,XVIII, 17), parce qu'il n'est pas digne
de Dieu, selon le grand mot des docteurs, de punir les enfants sans
avertir leur père, c'est-à-dire Abraham, appelé, au dire des mêmes
Pharisiens, le père de toutes les nations ? Est-ce qu'on ne met pas dans la
bouche de Joseph des paroles qui révèlent une Providence toujours attentive à
veiller sur le sort des nations ? « C'est Dieu, dit-il, qui a fait tourner vos
actions au profit d'un grand peuple, afin de lui conserver le vie »[lb. L. 20. - Tout les peuples, pour Moïse, sont les enfants de Dieu,
seulement Israël est son premier-né (Beni bechori) ; phrase précieuse, qui nous
donne l'idée d'une grande famille dont le père est au ciel, et dont les membres,
répandus sur la terre, sont les peuples, différenciés pourtant par leur dignité.
C'est ce que Jérémie, bien des siècles après, imitera en disant. « Comment, Ô
Israël ! te constituerai-je entre mes autres enfants ? » c'est-à-dire les
peuples païens, selon la remarque de Raschi (Jérémie, III, 19). L'Egypte
n'est-elle pas appelée le peuple de Dieu, les Assyriens l'ouvrage de ses mains,
et. ce qui complète le tableau, n'est-ce pas Israël qui est appelé avec eux
l'héritage de l'Éternel (Isaïe, XIX, 0-5) ? Et, en général, ne sont-ce pas les
prophètes d'Israël qui s'occupent du sort de tous les peuples, qui pré- disent
soit leur bonne, soit leur mauvaise fortune, qui dans des pas- sages
innombrables, tonnent contre les injustices, les invasions. les conquêtes,
l'asservissement des peuples, et dont le cœur s'émeut jusqu'à la joie, jusqu'aux
pleurs, jusqu'aux gémissements les plus tendres et les plus accentués, selon la
remarque des Pharisiens ? Les prophètes d'Israël, disent-ils, ne sont pas comme
ceux des Gentils. Balaam aurait voulu anéantir les Israélites, sans aucun tort
de leur part ; mais les prophètes d'Israël gémissent sur les malheurs qui
menacent les autres peuples. (Voy. Isaïe, chap. XV, vers. 5, et Raschi, ibid.)
Le Dieu d'Israël se reconnaît lui-même sous ces noms, sous ces images, sous ces
formes infinies, dont la superstition païenne a couvert comme d'un voile épais
la vérité éternelle. De l'orient jusqu'au couchant, mon nom est grand parmi les
nations : en tout lieu des parfums et des sacrifices, de pures offrandes, sont
brûlés en mon honneur, car mon nom est grand parmi les Gentils, dit l'Éternel
Tzebaoth. (Malach. I, vers. 11). 0 roi de tous les peuples s'écrie, Jérémie
(chap. X, 7), qui ne te craindra pas ? Car à toi appartient l'empire, car tous
les sages des nations, toutes leurs principautés confessent que nul n'est ton
égal. Et les Pharisiens ne sont-ils pas admirables lorsque, entre deux
persécutions, ils s'occupent d'établir quels sont les pays où le vrai Dieu est
le mieux reconnu, c'est-à-dire, selon eux, de Tyr jusqu'à Carthage (Mitzor vead
Karthagine ; Talm. Menachoth.) ; ou encore lorsqu'ils admettent dans le Zohar
que les philosophes, les sages d'entre les nalions reconnaissent et adorent le
vrai Dieu (Deamré bekhol chakmé haggoïm méèn kamokha) ? Nous renonçons à
recueillir dans les Psaumes cette abondante moisson de justice universelle, de
fraternité humaine, de promesses, d'espérances, qui embrassent tous les peuples
et qui les convient à un avenir de paix, de religion et d'amour. Il suffit d'en
parcourir quelques pages pour en être frappé.].
Et
pourquoi ces peuples cananéens qui vont disparaître devant Israël soint-ils
chassés de leur territoire ? C'est ici que se révèle le Dieu de Moïse,
c'est-à-dire le Dieu juste, le Dieu de tous les hommes, ayant pour le Juif la
même justice que pour le Cananéen ; doctrine alors inouïe, incompréhensible pour
ces temps reculés, et que seul le judaïsme a fait comprendre au
monde. Craignez, s'écrie Moïse, craignez de vous souiller des mêmes
péchés, de la même corruption dont ces peuples que vous allez chasser se sont
rendus coupables. Car ne vous y trompez point, ce n'est pas votre vertu, ce
n'est pas votre droiture qui vous en donnent l'héritage, c'est leur iniquité,
d'une part, et de l'autre le serment que Dieu a fait à vos pères. - Si vous les
imitez, dit-il ailleurs, la terre vous vomira comme elle a vomi le peuple
qui vous y a précédés (Deutér. IX, 5 ; Lévit. XVIII, 24 et s.).
7.7 Empreinte humanitaire dans les lois.
Parlerons-nous
des lois ? Elles ne sauraient être plus charitables ; elles ne sauraient mieux
allier l'existence nationale, la vie particulière d'Israël avec l'amour et la
charité pour tous les hommes. N'est-ce rien que ces Gentils admis, comme le plus
saint des Israélites, à offrir des sacrifices sur l'autel du Seigneur ? C'est
bien à quoi Moïse invite Pharaon164, c'est bien ce que prévoient expressément les
lois mosaïques165, exigeant la même perfection dans les animaux
offerts par les païens que dans ceux des Israélites ; c'est ce que Salomon
exprime en termes magnifiques, quand il supplie l'Éternel d'accueillir les
prières du Gentil, de l'étranger (Nokhri) qui viendrait, l'adorer dans ce temple
par lui érigé166.
Compterons-nous
pour peu de chose ce séjour paisible, assuré au païen en Palestine, à la seule
condition de ne pas adorer des idoles et conservant une pleine et entière
liberté pour tout le reste ; liberté qui s'étend parfois jusqu'à l'idolûtrie,
selon les Pharisiens, comme dans le cas de la femme captive, qui peut adorer
publiquement ses dieux en Palestine ?167 Et c'est ce qui ressort évidemment du texte
de Moïse (Levit. XXV, 35), où non seulement le séjour du païen est prévu, mais,
par une sollicitude presque paternelle, prévoyant aussi le cas où sur cette
terre étran- gère le pain viendrait à lui manquer, on exige d'Israël qu'il le
soutienne (Velhe'zakta bo), qu'il voie en lui un gher, c'est-à-dire un
prosélyte, ou même simplement un toschav, c'est-à-dire, de l'aveu même
des Pharisiens, le païen, qui habite la Palestine à la seule condition de
ne point adorer d'idoles ; et on l'appelle du tendre nom de ahikha, ton
frère, quelque chose de mieux que le prochain ! Est-ce tout ? Non, le
mosaïsme nous ménage encore des surprises. « Garde-toi d'exiger de lui des
intérêts sous une forme quelconque ; mais crains Dieu, et fais en sorte
que ton frère puisse vivre avec toi ». A peine avons-nous besoin de dire
que si ce païen est esclave, son sort est réglé sur le même pied que celui des
Juifs : dans l'année du Jubilé, il recouvre infailliblement sa liberté
(ibid.). Mais ce qui paraîtra incroyable, c'est que ce même païen, ce
profanateur du sabbat, ce transgresseur public, autorisé, breveté de
toute la Loi puisse acheter unIsraélite, le posséder comme esclave et
avec des droits non moins garantis par la Loi que ceux de l'Israélite, toutefois
jusqu'à l'année jubilaire seulement. Et ce qui surpasse toute vraisemblance,
quoique parfaitement incontestable, c'est que la loi de Moïse règle des cas tels
que ceux-ci, savoir : qu'un Israélite soit vendu à unidolâtre et
en Palestine ; bien plus, à l'idole elle-même, à
son temple, à son culte ; et que la tradition, c'est-à-dire les
Pharisiens, non seulement n'aient rien à dire là-dessus, mais que ce soit
surtout par leur autorité que le texte, un des plus obscurs, acquiert ce sens et
autorise de tels marchés. C'est bien aux Pharisiens qu'on doit cette
interprétation de Lév. XXV, 47 : (Mischpahat gher, zé hagoï), La famille du
prosélyte, c'est l'idolâtre ; (o
leéker), c'est l'IDOLE elle-même (Avoda zara atzma),pour la
servir non par adoration ou latrie, mais en coupant du bois et en puisant de
l'eau pour son service. (Voy. Sifra et Raschi, ibid.).
Nous
ne disons pas tout ce qu'il y a de remarquable dans le détail de ces lois, les
exhortations adressées à l'Israélite, esclave de l'idolâtre, de ne pas imiter
son maître dans ses actions, de ne pas dire : Mon maître adore les images, je
les adorerai aussi ; mon maître viole le sabbat, j'en ferai autant (voy. Raschi
sur le texte ibid. XXVI, 1 : Lo taassou lakhem élilim). L'analyse et
l'appréciation de toutes ces circonstances nous mèneraient beaucoup trop
loin.
7.8 Justice et charité égales pour tous
Avons-nous
besoin de mentionner encore ces lois tutélaires, si pleines d'amour et de
charité pour l'étranger ? Elles sont dans toutes les bouches : Aimez
l'étranger comme vous-mêmes (kamokha), car vous avez été étrangers dans le
pays d'Egypte, car vous connaissez l'âme de l'étranger, ses douleurs et
ses amertumes : phrase aussi sublime que significative, car elle nous empêche de
voir dans cet étranger autre chose qu'un homme, différent de l'Israélite par sa
religion, ses mœurs, son origine, précisément comme étaient les Israélites
eux-mêmes vis-à-vis des Egyptiens. Ne point le tromper ni l'opprimer, ni
retenir injustement le prix de son travail, commenotre frère à qui il est
absolument assimilé, et assimilé, chose admirable ! par l'interprétation
pharisaïque et par elle seulement (Lo taaschok sakhir ani veévion méahékha o
miggèrekha, ascher beartsekha bischarékha, zé gher toschav haokhel
nevéloth ; Raschi). Ne pas le livrer à son maître, fût-ce même un
Israélite, s'il s'est échappé de chez lui en terre étrangère et cherche un asile
au sein d'Israël : qu'il habite parmi nous, que sa liberté soit assurée, que nul
Israélite n'ose l'affliger ni le tromper (Lo tônennou), - tout cela encore de
l'aveu et par l'autorité des Pharisiens. L'étranger nécessiteux n'est-il pas mis
au rangs des pauvres, des veuves, des orphelins d'Israël ? N'invoque-t-on pas,
pour lui aussi, mieux que la charité, - le bénéfice d'un droit que la Loi a eu
soin de leur conférer à tous : la dîme, l'angle des champs et
les épis oubliés ?
Nous
venons de voir non seulement dans quel esprit la loi de Moïse fut dictée, mais
dans quel esprit l'ont interprétée les Pharisiens ; ces Pharisiens sans cesse en
butte aux plus cruelles persécutions, à tous les raffinements d'une haine
implacable, et qui cependant, d'un cœur impassible, d'un esprit serein et
inébranlable, maintiennent tout ce que la loi de Moïse a de visiblement
humanitaire, y découvrent des côtés nouveaux, mettent en relief de nouveaux
apercus où la charité hébraïque - la fraternité humaine - se prononce
d'une manière de plus en plus évidente.
7.9 Charité universelle des pharisiens. - Circonstances qui en rehaussent la valeur
Voyons
à présent les Pharisiens seuls à l'œuvre, libres de tout lien d'interprétation,
livrant dans l'intimité de l'enseignement leurs doctrines les plus
indépendantes, dont la publication dans des livres, au milieu des Gentils, dans
notre Europe moderne, ne pouvait nullement entrer dans leurs prévisions.
Eh
bien ! ces Pharisiens au maintien hypocrite, aux vues étroites, aux ignobles
aspirations, à l'esprit aride et formaliste, ces Pharisiens sans cœur, sans
élan, sans génie, ne sont pas, nous allons le voir, les Pharisiens de
l'histoire ; ce sont les Pharisiens de l'Évangile, ou plutôt, car c'est ce qu'il
y a de mieux démontré, ce sont les Pseudo-Pharisiens, taxés d'hypocrisie par les
Pharisiens véritables dans les plus anciens de leurs livres. Que Jésus, que le
christianisme aient prêché une morale juste, libérale, généreuse ; que peu a peu
le monde soit entré dans le plan de l'Évangile, qu'on ait enseigné la charité et
l'amour universels, est-ce qu'il y a là rien de surprenant ? N'était-il pas
porté naturellement, par son insuccès même au sein d'Israël, à abaisser toute
barrière qui le séparait jusque-là du monde des Gentils, à substituer à cet
Israël réfractaire, rebelle à la nouvelle foi, un Israël nouveau qu'on
prévoyait, à bon droit, devoir trouver plus flexible ? Et surtout, est-ce que le
christianisme subissait, comme les Pharisiens, les continuelles révoltes du
sentiment national, qui dans le cœur des Pharisiens, si dévoués à la patrie,
livrait une rude et continuelle bataille au sentiment de l'amour, de la charité
pour tous les hommes ? Non ! Le chrétien, pour aimer le Grec, le Romain, le
barbare, n'avait pas besoin de refouler au fond de son cœur les plus amers
souvenirs des anciennes et des nouvelles injures ; il n'avait pas besoin de
fermer les yeux sur la honte ou la servitude infligée à sa patrie, lui qui en
trouvait une partout où il allait, à Jérusalem aussi bien qu'à Athènes ou à
Rome. Une bonne pensée, une doctrine généreuse aura-t-elle donc le même prix, la
même valeur dans la bouche du chrétien que dans celle du Juif ? Non, assurément.
Si la critique historique a une justice, il faut absolument convenir que la
charité hébraïque, toutes les fois qu'elle se dégage des mille obstacles, des
mille sentiments qui en entravent l'expression, s'élève comme d'elle-même à ces
hauteurs où les hommes apparaissent tous égaux. C'est que la doctrine elle-même
est trop ancienne, trop enracinée dans les cœurs pour qu'on la désavoue, et que
les hommes sont assez loyaux, assez généreux pour ne point l'essayer.
7.10 Le salut promis à tous les hommes
N'est-ce
rien que les Pharisiens aient discuté sérieusement, aux temps
de Caligula, de Tibère, de Néron, si le païen, tout en
restant dans sa religion, peut se sauver pourvu qu'il confesse le Créateur et
qu'il observe la morale ? N'est-ce rien, surtout, que la doctrine affirmative
ait prévalu dans la Synagogue, si bien que tout Israélite est tenu aujourd'hui
de croire que Socrate, que Platon, que Marc-Aurèle siégeront dans le paradis au
même titre qu'Abraham, qu'Isaac ou que Moïse ? N'est-ce rien qu'ils aient placé
(dans le Tanna debé Eliahou, chap. 15) le païen, l'idolâtre, au rang
du prochain contre qui la fraude est sévèrement défendue ; qu'ils aient
prohibé de par la Loi le vol fait au païen, au même titre que le vol fait au
Juif (Maïmonide, Hilkhot Ghenéva, I, 1 ; Hilkhot Ghezéla, I, 2) ;
qu'ils aient poussé le scrupule jusqu'à s'interdire envers l'idolâtre ces moyens
inoffensifs de capter la bienveillance et l'estime des hommes, comme nous
l'avons déjà relevé à propos de la véracité (Assour lighnov daat
habiriot, afilou daat nokhri) ; qu'ils aient étendu la défense mosaïque de haïr
l'Egyptien, à tous les peuples qui ont donné un asile à Israël tout en le
persécutant, et cela en vertu de cette belle maxime : Ne jette point de
pierre dans la citerne où tu as puisé ; qu'ils nous aient exhortés à
secourir les pauvres, à visiter les malades, à ensevelir les morts des païens, -
exemple suivi par les premiers chrétiens, qui, au dire de l'empereur Julien
(écrivant à un pontife du paganisme), secouraient les pauvres païens en même
temps que les leurs ? Qui nous aurait appris, si ce n'étaient les Pharisiens,
que les soixante-dix taureaux qu'on sacrifiait durant les huit jours des
Tabernacles n'étaient que des sacrifices de propitiation en faveur des
soixante-dix nations qu'ils croyaient exister sur la terre ? Car, qu'on le sache
bien, le texte mosaïque se tait là-dessus. Ce sont les Pharisiens, eux seuls,
qui y ont découvert ce motif, eux qui ont appliqué à Israël ce mot des Psaumes :
« En échange de mon amour, ils me persécutent, et moi je prie pour eux »,
en ajoutant : Ce sont les soixante-dix taureaux qu'on sacrifiait ces
jours-là, afin que le monde ne fût pas privé d'un seul d'entre eux (Yalkout,
éd. Venise, I, p.251 ; Voy. aussi Bamidbar rabba, sect. 21) ; qui ont dit, d'un
accent incomparable : Oh ! si les peuples savaient combien la maison de Dieu
leur est utile ! Ils l'auraient entourée de forteresses, afin qu'on n'y touchât
point (Midrasch Rabba, Sections Emor et Pinchas) ; qui ailleurs, en
comparant Israël à la colombe, nous frappent par cette idée que rien ne surpasse
dans les Évangiles : « Tes yeux ressemblent aux yeux de la colombe » : de
même que la colombe offre son cou à qui la tue, de même Israël ; de même que la
colombe est offerte en expiation, de même Israël expie les péchés des autres
peuples, car les soixante-dix taureaux qu'on offrait pendant les Tabernacles
étaient tous sacrifiés en propitiation des Gentils (Midrasch Schir
haschirim). Et quel magnifique langage, quel sentiment élevé de la dignité de
l'homme, dans cette pensée : Qu'il est aimé de Dieu, l'homme qui a été créé à
son image ! Quel grand amour ne lui a-t-il pas témoigné en le créant à son
image !168
7.11 Grandeur des Gentils, égale à celle du pontife suprême
Et
ne croyez pas que leur pensée n'aille pas au-delà de l'homme israélite :
celui-ci a une dignité à part, celle de fils, que le Talmud relève
immédiatement après. Et la perfection qu'on obtient par l'étude et par la
pratique de la loi divine, n'est-elle promise qu'aux Juifs ? Erreur ! Voilà
les préceptes dont la pratique procure la vie à l'homme, dit Moïse. Le
texte, demandent les Pharisiens, dit-il que le prêtre, que le lévite, que
l'Israélite vivra par la Loi ? Non ! il dit l'homme,., c'est-à-dire
leGENTIL lui-même. Sans conversion au judaïsme, sans même s'occuper
de la loi mosaïque, pourvu qu'il se livre à l'étude et à la pratique de la
morale naturelle (beschéva mitzvoth did'hou), il pourra égaler en dignité le
grand-pontife du judaïsme. On peut dire hardiment qu'ils n'oublient pas une
seule occasion de mettre en relief ce que leur morale a d'universel et
d'humanitaire per excellence, au risque même de compromettre l'élection
d'Israël, ses droits ou ses préjugés nationaux. Pourrait- on exiger davantage de
l'esprit le plus supérieur ? Ce n'est pas en vain que David laisse échapper
cette parole : « Voilà la loi de l'homme, ô Éternel ! » (II Samuel, VII, 9). Les
Pharisiens s'en emparent ; ils la forcent de déposer toutes les conséquences
qu'elle renferme, et que peut-être son auteur lui-même n'y avait pas
mises. Loi de l'homme ! s'écrient-ils, et non
du prêtre, du lévite ou de l'Israélite. (Yalkout, I, 170,
3). - Isaïe dit (XXVI, 2) : Ouvrez les portes et que les hommes de
bien (Goï tzaddik) y entrent, ceux qui maintiennent leur foi. Et les
Pharisiens d'argumenter sur le mot goï et de l'interpréter à leur
manière, en remarquant qu'il ne s'agit ici ni deprêtre, ni
de lévite, ni d'Israël, mais seulement de l'homme, à
quelque peuple, à quelque culte qu'il appartienne. - 0 justes, louez le
Seigneur, s'écrie David (Ps. XXXIII, 1). Croyez-vous que les Pharisiens
laisseront échapper cette belle occasion ? Tant s'en faut. Ils vous feront
encore une fois remarquer que les tzaddikimqu'on appelle à chanter les
louanges de l'Éternel ne sont
ni sacrificateurs, ni lévites, ni Israélites, mais
seulement des justes, rien que des justes, sans distinction d'origine ni
de croyance. David dira ailleurs (Ibid. CXXV, 4) : Ô Éternel, comble
de tes bienfaits les bons, les hommes au cœur droit ! Nouvelle occasion pour
les Pharisiens de s'écrier triomphants : Les bons ! rien que les bons. Est-ce
qu'on lit les fils d'Aaron ou les fils de Moïse ? Nullement ! Les hommes
au cœur droit, d'une bonté inaltérable, voilà l'objet des amours de
l'Éternel (Yalkout, ib.). Mais ce n'est pas tout. Le Tanna debé
Eliahou franchit encore un pas : J'en atteste le ciel et la terre ! Homme ou
femme, libre ou esclave, juif ou PAIEN, c'est seulement d'après les œuvres de
l'homme que l'esprit saint descendra sur lui. Ils nous offrent pour modèle
Aaron, nous invitant à aimer comme lui les hommes et à les rapprocher de la
Loi. Les haïr, ce serait sortir de la vie (Aboth, chap. I et II, selon
l'interprétation de Raschi et de Reschba). L'amour des hommes ne connaît point
de restrictions, on doit aimer même les idolâtres. Et qui dit cela ? Les
Kabbalistes (Veïéehav et col habiriot, afilou goyim ; voy. Schaaré Kedouscha,
V).
Cet
amour ne doit pas être stérile. Schammaï lui-même, le sévère Schammaï s'incline
devant la grande vérité judaïque et enseigne : Fais de la Loi ton occupation,
et accueille tous les hommes avec déférence (Aboth, chap. I.). Et selon R.
Ismaël (chap. III), il faut les accueillir avec joie. Et quelle
sollicitude pour l'honneur d'autrui ! « Que l'honneur de ton prochain te soit
aussi cher que le tien ». (Ib. chap. II). « Ne méprise personne ». (Ibid.
chap. IV). Deux des plus anciens docteurs, R. Mathia ben Harasch et R. Johanan,
se faisaient gloire de n'avoir jamais attendu qu'un autre les saluât, fût-ce
même un idolâtre (afillou lenokhri baschouk). Et ailleurs : Qui est
vraiment honorable ? - Celui qui honore les
créatures (Ibid. chap. IV). Quant à ses biens : Que le bien de ton
semblable te soit aussi cher que le tien. Si tu trouves le bœuf ou l'âne de ton
ennemi égarées, tu les lui ramèneras, dit Moïse. Qui est cet
ennemi ? dit la Mekhilta. Fût-ce même, répond R. Yoschia, un
idolâtre, un païen, tu es obligé de les lui ramener. Si la loi politique
permet l'usure envers les Gentils, la loi morale, par l'organe des Pharisiens,
l'interdit même à leur égard ; et l'un d'eux, témoin sans doute, sinon victime
des cruautés païennes, après avoir assisté dans le cirque au massacre de ses
frères, entrait au Bet hamidrasch et enseignait : Kaspo lo natan
benéschekh, afilou beribbit nokhri (Talmud, Makkot, p. 24).
7.12 Ennemi politique
Est-ce
à dire, cependant, que l'hébraïsme ne connaisse pas d'ennemi et qu'il n'ait
jamais éprouvé ce que c'est que la haine ? Non ! la vérité nous oblige à le
dire, et nous n'en rougissons pas pour lui. La vérité, on ne doit pas la
sacrifier, disent les Pharisiens, même sur l'autel du Seigneur, témoin la
liberté, la hardiesse de langage dont le prophétisme nous offre des exemples si
mémorables, et qui ne prouvent, ajoutent-ils, qu'une seule chose : c'est que
Dieu hait avant tout l'hypocrisie. Oui, le Juif a un ennemi, ou pour mieux dire
il en avait un ; c'est l'ennemi politique. Le Juif qui avait une patrie, dont
l'amour surpassait infiniment chez lui tout autre amour, était l'ennemi naturel
de tous ceux qui conspiraient à sa perte, à sa honte, à sa servitude. Pour
ceux-là point de trêve, point de paix, point de pardon, tant que le danger
subsistait. Pour eux ces cris d'un cœur déchiré, ces mesures d'exception, ces
lois martiales, ces arrêts terribles qui, soit dans la loi de Moïse, soit dans
les écrits des Rabbins, n'attestent qu'une seule chose : le danger ; ne
visent qu'à un seul but : le salut public ; ne s'autorisent que d'un seul
droit : le droit de la défense. Droit non seulement légitime, mais sacré,
obligatoire, et qui devient le plus impérieux des devoirs lorsqu'il s'agit de la
patrie. Libre au christianisme, qui ne connaît point de nationalité ni de
patrie, qui trouve des citoyens partout où il y a des fidèles, une patrie
partout où il y a une Église, libre à lui de disputer à la nation
sainte, au royaume sacerdotal, le droit d'exister, les conséquences
de ce droit ; de crier au scandale toutes les fois que la conservation d'Israël
exige une restriction, une limitation à cette charité qui ne connaît point de
bornes, qui est, le but final de cette conservation elle-même : Israël, la tête
haute, le cœur serein, ne rougira jamais de son caractère politique, national,
de cette marque que Dieu lui-même imprima sur son front, de cette investiture
qu'il tient des mains du Dieu des chrétiens, des droits qui en découlent, de
l'exercice même de ces droits. Il ne rougira jamais, d'avouer que s'il a eu des
ennemis tant qu'il avait une patrie, c'étaient seulement des ennemis politiques.
Est-ce que le christianisme, lui, ne connaît pas d'ennemis ? C'est ici que se
déroule une des plus déplorables conséquences de l'absence dans le christianisme
du côté politique, du mépris de cette distinction, que l'hébraïsme a toujours eu
soin d'établir, entre la religion et la politique. Nous disions naguère que, sur
ce trône laissé vide, le christianisme s'était assis lui-même, qu'il y avait
porté son caractère, sa nature, ses aspirations toutes religieuses ; que, pour
n'avoir point fait une place à la politique dans son système, il se trouva
condamné à la remplir lui-même, au risque d'opérer ce mélange si funeste de
spirituel et de temporel, de foi et de loi, de charité et de
justice, de conscience et de police, de for intérieur et de
for extérieur, de remords et de gendarmes, d'enfer et d'échafauds, dont
l'histoire de l'Église offre, hélas ! le douloureux spectacle. Eh bien ! Nous
touchons à une des suites les plus graves de cette confusion de deux choses de
nature si différente. Le christianisme, qui n'a point voulu d'ennemi politique,
a dû pourtant en avoir un, dès qu'il s'est trouvé engagé dans le monde ; et ce
fut l'ennemi religieux.
7.13 Le christianisme a inventé l'ennemi
religieux
Oui,
l'ennemi religieux est une création toute chrétienne, inconnue à
l'hébraïsme, impossible même dès qu'on admet que le salut éternel n'est
pas l'apanage exclusif de la loi de Moïse. Comment haïrais-je l'homme qui, bien
que par une voie différente, arrivera, de l'aveu de ma croyance elle-même, au
même but auquel je tends ? Aussi cette charité qui ne s'arrête pour le Juif
qu'en présence de l'ennemi politique, doit se taire, s'effacer pour le chrétien
dès qu'il a affaire à l'ennemi religieux. Et qu'on ne dise pas que ce soient là
des abus, des altérations postérieures. L'Évangile est là pour attester que le
génie du christianisme ne se dément pas dès les temps les plus reculés. Jésus,
qui a bien su prier pour ses ennemis personnels, qui veut que le Juif aime le
Samaritain, c'est-à-dire que le Polonais aime le Cosaque, que l'Italien adore le
soldat de l'Autriche169, Jésus n'a point d'amour ni de prière pour
qui n'est pas de son Église. Je ne prie pas, dit-il, pour le monde,
mais pour ceux que tu m'as donnés (Jean, XVII, 9). Qui n'est pas avec moi
est contre moi, dit-il ailleurs. L'arbre qui ne porte pas de
fruit, ajoute-t-il encore, sera coupé et jeté dans le feu de la
Géhenne.Mais où trouver des couleurs plus sombres, des accents plus
terribles que ceux qu'il emploie pour prédire la fin des ennemis du
christianisme ? L'Église n'avait pas encore des soldats et des bourreaux à sa
disposition ; c'est pourquoi elle s'en remet à Dieu, mais de quel
style ! C'est une chose juste que Dieu rende l'affliction à ceux qui vous
affligent, et qu'il vous donne du relâche lorsque le Seigneur Jésus sera révélé
du ciel... avec des flammes de feu exerçant la vengeance contre ceux qui ne
connaissent point Dieu, et qui n'obéissent point à l'Évangile. C'est en ce
sens exclusif, c'est parce qu'il ne fait point de quartier à l'ennemi religieux,
c'est parce qu'il n'y a point de milieu entre obéir à Jésus et être son ennemi,
qu'il dit lui-même : Croyez-vous que je sois venu mettre la paix dans le
monde ? Non, je suis venu y mettre la guerre. Quiconque n'abandonne pas son
père, sa mère, ses frères, pour me suivre, n'est pas digne de moi. Est-ce
que Jésus ne se proposait que ce but exécrable, comme l'ont pensé les
détracteurs du christianisme ? Veut-il simplement dire que, par suite de la
division des esprits à l'endroit de sa doctrine, ces effets s'ensuivraient
inévitablement ? Ni l'un ni l'autre, quoiqu'il y ait du vrai dans cette dernière
opinion. Il veut dire seulement que sa doctrine étant exclusive, sa foi
intolérante, n'y ayant pas de milieu entre chrétiens ou damnés, entre partisans
ou ennemis, dès que les uns se déclaraient pour lui, ils devaient regarder tous
les autres comme des ennemis religieux, dans lesquels il n'y a qu'une seule
chose à aimer : L'AME et sa future conversion ; et pour atteindre ce but, ne
pas regarder de trop près aux moyens propres à y conduire.
Veut-on
voir un exemple de cette différence entre le judaïsme et le christianisme dans
la manière d'envisager leurs rapports avec les autres religions ? Le paganisme
reprochait à la fois à l'un et à l'autre d'être les ennemis du genre
humain. Comment vont-ils accueillir ces accusations ? D'un côté Tertullien,
de l'autre les docteurs du Midrasch, vont tenir chacun un langage qui nous
frappera autant par sa singularité que par sa dissemblance. Tertullien, quoique
sous le coup des proscriptions, des carnages sans cesse renouvelés, n'hésite pas
à s'emparer de ce mot et à le rétorquer contre ses adversaires. Il dit : Oui,
nous sommes vos ennemis religieux. Les docteurs, eux, ne voient que
l'inimitié, que la haine que le paganisme leur voue ; quant à la leur, ils ne la
voient point, parce qu' ils ne l'éprouvent pas. Seulement, comme ces accusations
partaient du centre romain, comme c'était Rome, sa cour, ses savants, ses
historiens qui s'en étaient faits les organes ; les docteurs, à qui n'échappait
pas ce joug tyrannique, cette domination intolérable que Rome faisait peser sur
le monde, cette terrible moisson de haines comprimées et de révoltes latentes
qu'elle recueillait partout, les docteurs ont soin, dans un remarquable
sarcasme, de mettre Rome aussi de
partie : Oui, disent-ils, tout le monde hait Esaü, tout le monde hait
Jacob170. Et cette haine, sentent-ils la mériter ? Ils
ne peuvent même s'en rendre compte. Ils cherchent en vain ce qu'a fait Israël
pour mériter l'opprobre et la haine des Gentils ; ils ne soupçonnent même pas
que la différence de foi en soit le motif, tant ils sont loin de la conception
de l'ennemi religieux. Quel tendre, quel pathétique langage dans ce morceau du
Midrasch : Ils m'ont haï, dit David, d'une injuste haine. Si Esaü (Rome) hait
Jacob, c'est qu'il lui a pris le droit d'aînesse ; mais aux barbares qu'a-t-il
fait ? (Labarbarim mé assa). Aux Philistins qu'a-t-il fait ? Aux Arabes
qu'a-t-il fait ? N'est-ce pas bien ce que David a dit : Ils m'ont haï d'une
injuste haine ?171 Voilà tout le génie de l'hébraïsme. Il ne
hait pas ; aussi est-il étonné, déconcerté, qu'on puisse le haïr, et il se
demande tout surpris, non : Qu'est-ce que je crois ? - Cette demande ne
lui vient pas même à l'esprit, - mais seulement : Qu'est-ce que
j'ai FAIT ? C'est-à-dire vous ne pouvez me haïr qu'à cause de mes œuvres, et
voyez, je suis innocent. Voilà le cri qui résume toutes les larmes du judaïsme
durant des siècles. Dès la naissance du christianisme les Pharisiens le lui ont
mis dans la bouche ; et à ceux qui le persécutent pour ses croyances, il demande
encore, avec une constance et une ingénuité qui ne se démentent pas :
« Dites-moi ce que j'ai fait ! »
Chapitre 8
ENNEMIS PERSONNELS
8.1 Prescriptions mosaïques et interprétations des Pharisiens. - Pardon des injures
La
charité universelle ne pourrait admettre que trois limites, que trois
restrictions : l'ennemi politique, l'ennemi personnel et l'ennemi religieux.
Puisqu'on dénie à l'hébraïsme cette charité elle-même, cet amour universel du
genre humain ; puisqu'on parle de particularisme, sinon d'égoïsme juif,
nous nous sommes demandé à laquelle des trois restrictions, des trois limites,
sus-mentionnées, s'arrêtait par hasard la charité israélite. Quant à l'ennemi
religieux, nous avons vu que c'est une plante exotique, inconnue au judaïsme par
cela même que, distinguant la politique de la religion, faisant une place à
l'Etat, à la loi, à la justice, il pouvait connaître l'ennemi politique sans
voir en lui l'ennemi religieux, tandis que là au contraire où la religion est
tout, on ne peut en différer sans être considéré comme ennemi. A part l'ennemi
politique, nous avons vu l'étranger, le non- Israélite, notre frère, en Adam,
mis au rang de l'Israélite lui-même, aimé d'un amour inconnu dans l'antiquité et
que les nations modernes seraient heureuses de pouvoir imiter. Que reste-t-il
donc ? Il reste l'ennemi personnel, et c'est sur lui que nous allons
tourner nos regards. Est-il vrai que le judaïsme ne nous commande pas la charité
envers nos ennemis personnels ? Est-il vrai que cette charité s'arrête devant un
misérable intérêt, une aveugle antipathie, une passion tyrannique ? Est-il vrai,
en un mot, que le pardon des injures, la charité, l'amour envers nos ennemis
soient l'apanage exclusif du christianisme, Une doctrine nouvelle apportée au
monde par Jésus ? C'est-ce qui paraît résulter de ces paroles de Jésus lui-même
(Matthieu,V, 43) : « Vous avez appris qu'il a été dit aux anciens :Tu aimeras
ton prochain, et tu haïras ton ennemi ». Nous avons, on s'en souvient,
constaté par les meilleures raisons, par les plus solides arguments, que c'est
la loi de Moïse elle-même qui est ici en cause et que c'est l'ennemi personnel,
lui aussi, que l'on comprend dans ce prétendu précepte de « haïr l'ennemi ».
Bien plus, nous avons constaté l'absence absolue d'un pareil commandement dans
la loi mosaïque et dans les écrits des Rabbins. Est-ce tout ? Et n'aurions-nous
pas à y signaler des préceptes bien autrement charitables que cette haine qu'on
leur attribue ? Nous l'avons déjà assez fait pour ce qui regarde l'étranger.
Attachons-nous un instant à le démontrer aussi pour ce qui touche l'ennemi
personnel. Dirons-nous que Jésus ait oublié les plus formelles prescriptions de
la loi mosaïque ? Il y a deux passages où la charité est commandée envers
l'ennemi ; et, chose surprenante ! dans l'un comme dans l'autre le précepte
mosaïque, déjà si grand et si noble par lui-même, acquiert une valeur mille fois
plus délicate, plus élevée encore, par l'interprétation des Pharisiens.
Singulière destinée de leurs écrits, de venir à chaque pas démentir les
inconcevables imputations de l'Évangile ! Je dis inconcevables, à moins qu'elles
n'aillent à l'adresse de ces faux Pharisiens, flétris par le Talmud lui-même
comme nous l'avons déjà remarqué. - Ne hais pas ton frère en ton cœur, mais
reproche-lui sa faute et tu n'auras point de péché, enseigne Moïse. -
Serait-il moins rigoureux dans la pratique ? Ne te venge pas, et ne garde pas
rancune à tes concitoyens, mais tu aimeras ton prochain comme toi-même : je suis
l'Éternel (Lévitique, XIX, 17,18). Ainsi l'Israélite ne doit pas se venger,
non seulement de son concitoyen comme le ferait supposer la première
désignation, mais de quelque homme que ce soit, comme l'indique assez « l'amour
de notre prochain » mis en opposition avec la « vengeance » de la première
partie du verset, et comme il résultera tout à l'heure d'un autre passage. Si
parfois l'expression mosaïque semble se renfermer dans le cercle israélite,
c'est, à mon sens, par suite de l'absence de tous rapports réguliers avec
l'étranger, ce qui détournait sa pensée de toute personne n'appartenant pas à sa
nation. Mais ce qu'il serait injuste de cacher, c'est la part considérable que
les Pharisiens ont prise à cette loi du pardon. Quelle noblesse, quelle
générosité, que d'égards minutieux pour la dignité de nos semblables !
« Qu'est-ce que la vengeance, demandent les Pharisiens ? - Prête-moi ta faux.
Non, je ne te la prêterai pas, comme tu ne m'as pas prêté la tienne l'autre
jour : voilà la vengeance. - Prête moi ta faux. Oui, je te la prête, quoique tu
m'aies refusé la tienne l'autre jour : voilà la rancune172 ». Peut-on concevoir des sentiments plus
délicats ? Et pourtant cela n'est pas le texte de Moïse. Moïse dit ailleurs :
« Si tu vois le bœuf de ton ennemi ou son âne égarés, tu les lui ramèneras... Si
tu vois l'âne de ton ennemi pliant sous sa charge, est-ce que tu t'abstiendras
de l'aider ? Non, travaille avec lui à relever sa bête173 ». Qui est l'ennemi dont il est ici
question ? Nous l'avons déjà vu ; quoique le Talmud exclue l'ennemi politique
(comme il était exclu par le droit international de l'Europe avant le traité de
Paris), la Mekhilta, texte bien plus ancien et plus vénérable, y comprend
aussi non seulement l'ennemi politique, mais encore le prosélyte
apostat (gher schéhazar lesouro), l'Israélite idolâtre (Israël
moumar), - ennemis religieux par excellence - enfin l'ennemi personnel174. Mais où est la part des Pharisiens dans ce
précepte de charité ? Elle ne saurait être plus grande ni plus
admirable.Voilà, disent-ils, un ami pliant sous sa charge. Voilà,
d'autre part, un ennemi qui demande en même temps qu'on l'aide à se
charger... Que de raison pour préférer l'ami à l'ennemi ! L'amour qu'on lui
porte, les services qu'il nous a rendus, ceux qu'on en attend encore, le secours
bien plus urgent qu'il nous demande, le danger qu'il peut courir à un retard, ce
délai indifférent pour qui ne demande qu'à être chargé, voilà sans doute des
raisons bien puissantes. Pourtant la Loi garde le silence. Terrible
alternative ! Mais elle n'en est pas une pour les Pharisiens, qui en termes
exprès nous apprennent que c'est l'ennemi qu'il faut d'abord
secourir. (Oheb lifrôk vesôné lit'on, mitzva bassôné, kedé lakouf et
yitzro)175. N'avions-nous pas raison de dire que les
Pharisiens de l'histoire ne sont pas les Pharisiens de l'Évangile ? Mais Moïse
ne se contente pas de confier l'exécution de ces préceptes à la pratique des
individus : il l'incarne dans ses lois, il donne pour exemple la nation tout
entière, pardonnant généreusement à qui l'avait tenue prisonnière pendant des
siècles. N'est-ce pas là le cas des Egyptiens, qui accablèrent Israël de tout le
poids de leur tyrannie ? Eh bien, à cet Israël échappé au joug égyptien,
qu'est-ce que Moïse impose ? Rien que le pardon des injures, l'amour de ses plus
anciens et des ses plus cruels ennemis. Bien plus, par un raffinement incroyable
de charité, il ne voit dans leur séjour en Egypte pas une de ces lois
sanguinaires qui tombaient de temps en temps sur leur tête, il n'y voit que
ce séjour lui-même, et quel séjour ! que le simple asile accordé à
Israël, que l'air qu'ils ont respiré, que l'eau qu'ils ont bue, que la terre qui
donnait le repos à leurs morts ; - et cependant les eaux s'étaient rougies de
leur sang, l'air retentissait encore de leurs plaintes, la terre était arrosée
de leurs larmes. Les paroles des Moïse176 « Tu ne haïras pas l'Egyptien, car tu as
été étranger dans son pays, seraient la plus sanglante des ironies, si elles
n'étaient le plus incroyable prodige de charité. Est-ce là ce qui
s'appelle haïr ses ennemis ? Aussi les prophètes ne firent qu'obéir à
l'esprit mosaïque en insistant sur le pardon des injures. N'est-ce pas Salomon
qui a dit (Prov. XXIV, 17,18) : « Si tu vois tomber ton ennemi, ne t'en félicite
pas ; s'il trébuche, que ton cœur n'en soit pas réjoui, de peur que l'Éternel ne
le voie, qu'il ne te condamne, et ne fasse retomber tout le mal sur ta tête ».
N'est-ce pas lui qui a dit (Ibid. XIX,11) : « L'homme raisonnable est
magnanime, il met sa gloire à pardonner l'injure ? » - Qui se réjouit du mal
d'autrui, dit-il ailleurs ( Ibid. XVII, 5), il ne lui sera point pardonné
à lui-même ».
Est-ce
tout ? Ecoutez encore. « Ne dis pas : Je rendrai le mal pour le mal ; mets ton
espérance en Dieu et il t'assistera ; » ou bien encore : « Ne dis pas : Comme il
a agi avec moi, j'agirai avec lui ; je lui rendrai selon ses œuvres
(Ibid. XX, 22 ; XXIV, 29) ». David, son père, n'avait-il pas dit avant
lui (Psaumes, VII, 5, 6) : « Ô Éternel, ai-je rendu le mal à qui m'en a
causé ?... Que mon ennemi me persécute, qu'il me frappe, qu'il foule aux pieds
ma vie, qu'il couche ma gloire à terre pour toujours !... » Est-ce Paul qui a
dit le premier ce que nous lisons dans l'Epître aux Romains (XII, v. 20) :
« Si ton ennemi a faim, donne lui à manger ; s'il a soif, donne-lui à boire,
car en faisant cela tu retireras les charbons ardents qui sont sur sa
tête ». Non ! c'est Salomon dans les Proverbes (Prov. XXV, 22), dont Paul a
copié mot à mot la maxime. Et quel langage que celui de Job ! « J'appelle Dieu à
témoin si jamais j'ai joui du mal de mon ennemi ; si jamais mon cœur s'est ému
de joie quand il lui est arrivé malheur ». (Job, XXXI, 29). - Et les Pharisiens,
est-ce qu'ils ont rien à envier à cette grandeur, à cette sublimité des
préceptes ? Est-ce que leur voix aussi ne se fera point entendre dans ce
touchant concert ? Samuel le Petit, collègue de ce Gamaliel qui fut le
précepteur de Paul, avait adopté pour devise les paroles mêmes de Salomon dont
il est question ci-dessus : « Si tu vois tomber ton ennemi, etc. », les répétant
sans cesse et avec une telle prédilection que, bien qu'appartenant à Salomon,
c'est sous son nom qu'on les lit dans la Mischna. Nous avons vu naguère Ben Azaï
placer en tête de toute la Loi, proclamer comme son principe et
son substratum ces paroles de la Genèse : « Dieu créa l'homme à son
image ». Eh bien ! Veut-on savoir pourquoi le saint docteur a choisi ce passage
plutôt qu'un autre ? Qu'on l'écoute lui-même : c'est parce que la vengeance, la
basse vengeance y est péremptoirement condamnée. C'est là, dit-il, le
grand principe de la Loi ; afin que tu ne dises pas : Puisque j'ai été méprisé,
que mon frère à son tour soit méprisé, puisqu'on m'a maudit, que mon frère aussi
soit maudit ; car si tu fais cela, sache qui est celui que tu méprises et que tu
maudis : Dieu, dont l'homme est l'image. (Yalcout, éd. Venise p. 11 d.) «
Garde-toi, dit le Zohar, de rendre le mal pour le mal, mais place en Dieu tout
ton espoir ». (Zohar, I, 201). Si Salomon a dit dans ses Proverbes (XVII, 13) :
« Que le mal ne quitte jamais la maison de l'ingrat, de celui qui rend le mal
pour le bien », les Pharisiens pousseront bien plus loin la sévérité. « Ce n'est
pas tout, diront-ils dans le Beréschit Rabba (cp. Yalcout, II,
p. 140 a) ; mais sur celui aussi qui rend le mal pour le mal, tombe le même
anathème. La Loi n'a-t-elle pas dit : Si tu vois le bœuf de ton ennemi égaré, tu
le lui ramèneras ? » - Moïse se plaint au Seigneur de ce que les Israélites
menacent de le lapider... « Passe, lui dit l'Éternel, devant tout le peuple »
(Exode XVII, 4, 5). C'est, dit le Midrasch Rabba, comme s'il lui
disait : Imite-moi. Dieu ne rend-il pas le bien pour le mal ? Eh bien toi
aussi, tu dois rendre à Israël le bien pour le mal (Chemot Rabba, sect.
XXVI).
Nous
avons vu Moïse commander à ce peuple qui portait encore les stigmates de la
servitude égyptienne, et dont les plaies saignaient encore, d'aimer ses ennemis
et, qui plus est, ses ennemis politiques. C'est là un des points où la morale
judaïque, toujours agissant sur la politique, la domine et lui impose son
langage et sa magnanime clémence. Mais qui plus que les Pharisiens a la fibre
national vive, sensible, impressionnable jusqu'à l'excès ! Ne le
prouveraient-elles pas, au besoin, ces mêmes dispositions sévères, ces mesures
mêmes de précaution qu'on leur reproche ? Pourtant ne se seraient-ils jamais
élevés à ces hauteurs sereines où les passions même les plus généreuses se
taisent, où le calme et la paix qui vous entourent ne vous rendent capable que
d'aimer ? Oui, assurément, les Pharisiens ont eu de ces moments sublimes, de ces
grands oublis, où la patrie elle-même, éplorée, ne peut plus nous arracher qu'un
cri de pardon. La Bible raconte qu'au retour de la bataille, dans l'ivresse de
la victoire, les soldats israélites chantaient : Louez le Seigneur, car sa
charité est éternelle. Pourtant un mot manque dans cette formule : KI
TOV, car il est bon. Est-ce hasard ? Est-ce une omission volontaire ? On
ne sait. Toujours est-il que les Pharisiens y ont vu un signe de deuil, un vide,
une lacune dans la joie nationale : car Dieu, disent-ils, ne se réjouit pas de
la chute des impies. Veut-on une pensée encore plus délicate ? Le matin du jour
où les Egyptiens furent submergés dans les flots de la mer Rouge, les anges,
disent-ils, se présentèrent devant le trône de Dieu, pour chanter ses louanges
selon leur usage. « Taisez-vous ! leur crie l'Éternel, mes, créatures vont périr
dans les eaux, et vous voulez chanter ? » Les Israélites aussi, même
aujourd'hui, imitent les anges, et le septième jour de la Pâque, par une
disposition expresse de leurs maîtres les Pharisiens, ils ne complètent point
le Hallel, leur joie n'est pas entière, il y a un vide, et ce vide c'est
le deuil des Egyptiens qui dure encore.
Est-il
permis, du moins, d'appeler la vengeance divine sur la tête de nos
persécuteurs ? Et Paul a-t-il fait entendre une morale nouvelle, inouïe en
enseignant : Bénissez ceux qui vous persécutent et ne les maudissez
point ? Les Pharisiens, dont il se professe le disciple, en disent autant,
peut-être davantage ; car non seulement ils ne veulent pas qu'on maudisse
l'ennemi, mais même qu'on l'accuse, ni qu'on se plaigne de lui au tribunal
divin. « Malheur à celui qui réclame, plus encore qu'à celui contre qui on
réclame » (Talmud, Baba Kamma, p. 93). Si tu réclames, ajoutent-ils, contre ton
frère, ton compte sera examiné avant le sien ; ta punition précédera celle que
tu demandes contre lui (Ibidem). « Que doit-on faire, dit Paul (Romains,
chap. XII, v. 19) ? Ne point se venger soi-même, mais laisser agir la colère
de Dieu ». C'est un peu différent du précepte de bénir ses
ennemis qu'on impose au v. 14 ; mais enfin c'est bien assez pour la pauvre
nature humaine, et c'est aussi ce que les docteurs en exigent. « Que ferai-je à
ces hommes qui me persécutent et que je pourrais livrer aux autorités, demande
l'un d'eux à son collègue ? Résigne-toi, lui répond l'autre, et espère en Dieu ;
c'est lui qui les rendra impuissants ». Ou bien encore : « Que le matin et le
soir, l'aurore et le crépuscule te retrouvent toujours à ta place dans le
Bet-Hamidrasch et ils cesseront d'eux-mêmes » (Talmud, Ghittin, p. 7). Est-il du
moins permis de répondre à qui nous insulte ? Ceux qu'on offense et qui ne
répondent pas par des offenses, dit une ancienne Baraïta, qui écoutent
les injures sans mot dire, qui agissent par amour et qui se réjouissent dans les
douleurs, c'est pour eux qu'il a été écrit : Les amis de Dieu seront comme le
soleil dans toute sa force (Juges, V, 34. Voir Talmud, Yoma, p. 23,
etc.).
8.2 Récompense du pardon. - Pardon de Dieu
Quel
est le prix de ce pardon demandé pour nos ennemis ? C'est le pardon pour nous
mêmes. Qui ne pardonne pas aux autres, à lui non plus il ne sera point pardonné.
On lit dans Mathieu (VI, 14) : « Si vous pardonnez aux hommes leurs offenses,
votre Père céleste vous pardonnera aussi les vôtres. Mais si vous, etc. ».
N'est-ce pas la doctrine, mille fois répétée, des Pharisiens ? « On ne
pardonnera pas, au jour des Expiations, les péchés commis contre nos frères,
jusqu'à ce que nous leur en ayons nous-mêmes demandé pardon ». Si Moïse dit que
Dieu supporte les délits et pardonne la rébellion, les Pharisiens,
l'interprétant à leur manière, y verront cette sublime sentence : « A qui Dieu
pardonne-t-il les péchés ? A celui qui lui-même pardonne les injures » (Talmud,
Meghilla, p. 28.). Quiconque, disent-ils encore, est prompt à pardonner, ses
péchés aussi lui seront pardonnés ( Ibid.).
Mais
la pratique des Pharisiens n'est pas moins éloquente ; les exemples abondent, et
ils ne sauraient être plus illustres, plus honorables, j'ajouterai plus honorés.
On priait pour une grande sécheresse qui faisait manquer les vivres. R. Eliézer,
le maître de R. Akiba, jeûne et prie, mais en vain ; le pluie est bien loin. R.
Akiba jeûne à son tour, monte à la sainte tribune et s'écrie : « Notre Père,
notre Roi, aie pitié, de nous pour l'amour de toi-même ! » Et aussitôt le ciel
se couvre de nuages et verse une pluie abondante. Est-ce que l'un de ces
docteurs est plus grand, est plus saint que l'autre, demande le Talmud ? Non,
c'est simplement qu'il pardonne plus volontiers(Talmud, Taanith, p. 25).
Ce même Akiba demande un jour à R. Nehounia le Majeur : « Par quels mérites
as-tu atteint ce grand âge ? Mon fils, lui répond le saint vieillard, jamais je
n'ai refusé le pardon ». La même demande, adressée à un autre docteur, reçoit la
même réponse, seulement sous une forme plus poétique, et avec une rigueur plus
grande encore : « Jamais, répond le docteur, la haine de mon frère n'est montée
avec moi sur ma couche » (Talmud, Meghilla, p. 28), c'est-à-dire, jamais la nuit
n'est venue sans que j'eusse pardonné. Dieu m'est témoin, dit un autre, que je
n'ai jamais reposé ma tête sur un oreiller sans avoir pardonné à tous ceux qui
m'avaient fait du mal ; et c'est d'après ces exemples que tout Israélite répète
chaque soir en se couchant : « Maître du monde ! je pardonne tout péché à
quiconque m'aurait fait de la peine ou du tort, soit dans ma personne, soit dans
mes biens, soit dans mon honneur, soit dans tout ce que je possède : que
personne ne soit puni à cause de moi ». Ce n'est pas tout, ajoute une autre
autorité : « Personne ne me causa jamais de mal que je ne lui eusse non
seulement pardonné, mais que je n'eusse tâché depuis ce jour-là de lui rendre
tous les services possibles ». (Zohar, vol. I, p. 201).
8.3 Devoirs de l'offenseur
L'Évangile
prévoit aussi les devoirs de l'offenseur : « Si donc tu apportes ton offrande
sur l'autel, et te souviens alors que ton frère a quelque chose contre toi,
laisse là ton offrande et va premièrement te réconcilier avec ton frère »
(Matthieu, V, 23).
N'est-ce
pas l'écho de l'ancienne Baraïta ? « Quand même l'offenseur offrirait en
sacrifice tous les moutons d'Arabie (elé Nevaïoth), il ne sera point
quitte avant de demander pardon à l'offensé ». (Talmud, Baba Kamma, 92). La
charité est bien plus grande que tous les sacrifices (Soukka, p. 49). - J'aime
la charité et non les sacrifices, avait dit le prophète. Quand il y a charité,
disent à leur tour les Pharisiens, on tolère même l'idolâtrie. Chabour
atzabim Ephraïm, hannach lo (Osée, IV, 17). Le saint nom de Dieu est
plusieurs fois effacé par les eaux amères, afin de rétablir la paix entre les
époux (Nombres V, 25), ajoutent-ils ailleurs. Mais ce qu'en vain on chercherait
chez les Pharisiens, c'est ce qui suit immédiatement le précepte évangélique,
c'est le motif donné à cette initiative du baiser fraternel. Fais vite ta paix,
dit Jésus, mets-toi d'accord avec ta partie adverse tandis que tu es en chemin
avec elle, de peur que ta partie adverse ne te livre au juge, et que le juge
ne te livre au sergent, et que tu ne sois mis en prison. En vérité, je te dis
que tu ne sortirais point de là que,tu n'eusses payé le dernier
quadrin (Matthieu, V, v. 25). Nous voudrions, pour l'honneur du nom juif,
comprendre ce passage dans un sens tout spirituel ; mais le contexte s'y oppose,
et le passage parallèle de Luc est peut-être encore plus explicite : Quand tu
vas devant le magistrat avec ta partie adverse, tâche en chemin de sortir
d'affaire, de peur qu'elle ne te traîne devant le juge, que le juge ne te livre
au sergent et que le sergent ne te mette en prison (Luc, XII, 58).
On
a réglé ce devoir de part et d'autre. Les Évangiles, comme le Talmud,
contiennent les formes, les limites, les procédés à suivre dans son
accomplissement. « Si ton frère a péché contre toi, va et reprends-le seul à
seul ; s'il t'écoute, tu as gagné ton frère. Mais s'il ne t'écoute pas, prends
avec toi une ou deux personnes, afin que chaque parole soit confirmée par la
bouche de deux ou trois témoins. S'il dédaigne de les écouter dis-le à l'Église,
et s'il dédaigne d'écouter l'Église, regard-le comme le païen et le publicain177». - Ecoutons maintenent les Pharisiens :
« Les péchés commis contre le prochain ne sont pardonnés au jour des Expiations,
jusqu'à ce qu'on soit allé se réconcilier avec lui. S'il refuse de pardonner,
qu'on y retourne une deuxième et une troisième fois, prenant avec soi trois
personnes qui soient présentes à nos excuses. Si malgré cela il s'obstine
encore, qu'on fasse connaître à dix personnes (c'est l'Église) qu'on lui
a offert des excuses et qu'il les a refusées178. Que l'offensé, ajoutent-ils encore, ne
refuse pas obstinément le pardon ; car pour les Gabaonites il a été dit,
lorsqu'ils demandèrent la vie des enfants de Saül : Ils n'étaient pas de la
famille d'Israël, dont les caractères distinctifs sont la modestie
(Baïschanim), la miséricorde (Rahamanim.) et la charité179 (Gomelé hassadim), et c'est seulement pour
les païens qu'il a été écrit : Ils gardent leur rancune
éternellement (Amos, I, 11). » Est-ce seulement pour des offenses réelles
qu'on doit présenter des excuses ? Des propos, des paroles irrévérencieuses ne
l'exigeraient-ils pas également ? Quiconque, dit le Talmud, afflige son
prochain, même par de simples paroles, est obligé de lui en demander pardon180. Et si l'offensé était mort ? Alors, qu'on
amène dix personnes avec soi, qu'on se place devant son tombeau et qu'on dise :
J'ai péché contre le Dieu d'Israël, et contre un tel que j'ai offensé181.
8.4 Ceux de l'offensé. - Exemple des pharisiens
Les
Pharisiens, qu'on a vus si enclins à pardonner, attendaient-ils toujours, comme
c'était leur droit, qu'on leur fit des excuses ? Nous avons déjà vu qu'ils ne
croyaient pas avoir bien rempli leur journée si leur dernier acte n'était pas un
pardon général, spontané, offert en présence de Dieu et à l'insu même de
l'offenseur. Est-ce qu'ils ne poussaient jamais l'humanité, l'abnégation jusqu'à
le provoquer par tous les moyens possibles à la réconciliation ? Cette vertu si
grande, si héroïque, n'est pas étrangère aux Pharisiens, et leur histoire en
compte plus d'un exemple. Elle nous apprend que Rabbi Zéra ne cessait d'aller et
venir partout où il y avait un seul de ses offenseurs, attendant impatiemment
qu'un mot, qu'un signe de leur part donnât le signal de la réconciliation182. Mais ce n'est pas tout, et leur héroïsme
allait encore plus loin. Rav (Abba Arikha), le disciple immédiat de Juda le
Saint, et dont le nom est des plus illustres dans les annales talmudiques, avait
subi un affront de la part d'un boucher. Douze mois entiers se passèrent sans
que le boucher fît rien qui révélât son repentir. Vient enfin la veille
du Kippour. Que va-t-il faire, le docteur de la Loi, le Pharisien ? Rien
de plus simple : il va lui-même demander pardon au boucher ; il arrive à sa
maison, il frappe. Le boucher, sans daigner même lui ouvrir sa porte, se
présente à la fenêtre. « Es-tu Abba, lui dit-il ? Va-t'en donc, je n'ai rien à
démêler avec toi ». La tradition ajoute que, comme il coupait une tête de bœuf,
le couteau le frappa à la tête et qu' il en mourut (Yoma, ibid.).
8.5 Circonstances qui donnent plus de prix à leur
morale
Est-ce
à dire que le Talmud ne contienne pas quelques-unes de ces explosions que la
souffrance, la douleur, les affronts sans cesse refoulés au fond du cœur ne
manquent pas de faire éclater parfois ? Nous sommes loin de le prétendre. Les
Pharisiens n'étaient pas des êtres de pure raison, de ces entités abstraites et
fictives que l'on crée pour idéaliser une vertu quelconque ; c'étaient des
personnes réelles et vivantes, au cœur sensible, à l'imagination prompte, aux
passions fortes et généreuses, qui sentaient mieux que personne tout le poids
des humiliations, des viles rancunes auxquelles ils étaient continuellement en
butte. Aussi, rien d'étonnant qu'on ait à déplorer chez les Talmudistes des
phrases que la douleur commune et privée ne pouvait ne pas leur arracher. Et les
Évangiles, bien moins excusables cependant ; les Évangiles, dont l'exemple et la
valeur sont mille fois plus grands, ne contiennent-ils rien d'analogue ? La
charité chrétienne ne s'y dément-elle jamais ? A côté de maximes ou d'actes dont
on ne saurait assez apprécier le mérite, il y en a bien d'autres qui rabaissent
ces livres au niveau des œuvres purement humaines. N'est-ce pas dans cette
classe qu'il faut ranger les terribles menaces que Jésus adresse aux villes qui
ne voudraient pas accueillir ses apôtres ? Est-ce que l'arbre, qui ne porte
point de fruits ne doit pas « être déraciné et jeté au feu de la Géhenne ? » Les
païens ne sont-ils pas appelés des chiens, à qui il ne faut pas offrir le
pain destiné à la maison d'Israël ? La douceur, la mansuétude habituelle de
Jésus ne se dément-elle pas constamment, toutes les fois qu'il a quelque chose à
reprocher à ses adversaires les Pharisiens ? Les tendres reproches, les douces
corrections, l'indulgence, la longanimité, les pardons qu'il prodigue aux
voleurs et aux adultères, que deviennent-ils dès qu'il s'agit d'apostropher ces
détestés Pharisiens ? Ils font place aux plus cruelles imputations, aux
qualifications injurieuses
d' hypocrites, de fous, d'aveugles, de sépulcres
blanchis, de serpents, de race de vipères, enfin aux plus
affreuses imprécations. Il faut tout sacrifier à Jésus, père, mère, sœurs,
épouse, enfants, si l'on veut être digne de lui. Pour le suivre, il faut refuser
les derniers devoirs à la dépouille de son père. Le frère doit livrer son frère
à la mort, le père son enfant, les enfants s'élever contre leur père et leur
mère et les faire mourir. Au jour du jugement, qui est-ce qui sera mis à la
droite du Fils de l'homme ; qui possédera en héritage le royaume préparé dès la
fondation du monde ? Ce sont ceux qui auront donné à manger et à boire, qui
auront fourni des vêtements et un asile au plus petit de ses frères. Et
pour ne pas trop multiplier les citations, est-ce que Paul aussi n'eut pas de
ces moments où la conscience des injustes persécutions fait oublier les devoirs
et le langage de la charité ? Un certain Alexandre, forgeron, lui avait causé,
paraît-il, quelque désagrément. Que va-t-il dire de lui, l'abolisseur de la Loi,
le plus grand des apôtres ? « Alexandre le forgeron m'a fait beaucoup de maux ;
le Seigneur lui rendra selon ses œuvres » (II Timoth., IV, vers. 14). Est-ce
bien la même bouche qui a prononcé cette belle parole : « Bénissez ceux qui vous
persécutent, bénissez-les et ne les maudissez point ? » (Romains, ch. XII,
v. 14).
Et
pourtant, qu'il y a loin du Talmud à l'Évangile ! Les Talmudistes obéissaient
parfois à des passions bien autrement nobles et généreuses que des démêlés
particuliers avec des tiers ; ils obéissaient à l'amour de leur patrie, de leur
nation, asservies, déchirées, foulées aux pieds par de barbares idolâtres. Le
christianisme avait-il une patrie, una nationalité, avait-il ces légitimes
excuses ? Les impatiences, les imprécations des premiers sont moins
personnelles, par conséquent moins odieuses. Bien plus, le Talmud et les
Talmudistes ont-ils autant de poids dans le judaïsme que l'Évangile et les
apôtres en ont dans le christianisme ? La parole évangélique est parole divine,
sacrée, infaillible, inviolable ; la parole talmudique (dans ce qui n'est pas
dogme ou précepte) ne l'est nullement. Il n'y a pas de Juif qui accorde le don
d'inspiration aux Pharisiens, comme il n'y a pas de chrétien qui le refuse aux
Évangiles. Paul, c'est le Moïse des chrétiens. Les Pharisiens sont les pères de
l'Église du judaïsme. Les paroles de l'un et de l'autre peuvent-elles avoir le
même poids, la même valeur ? Personne ne le dira. En outre, quand elle formulait
ses doctrines, l'Église judaïque avait le dessus. Tout ce qu'elle dit, tout ce
qu'elle enseigne est marqué au coin de l'indépendance, de la liberté la plus
absolue ; elle n'a pas à conquérir des âmes, ses temples regorgent de fidèles ;
surtout elle n'a pas à renchérir sur quelque morale antérieure, à flatter les
pauvres, les dépossédés, les humbles, pour s'en faire un parti ; elle en a un
déjà, très grand, très imposant : c'est la nation. Tout ce qu'elle dit,
elle le dit simplement parce que c'est le fond de sa doctrine ; c'est un jet
naturel, spontané, inséparable de sa nature ; elle ne pose pas, elle parle et
agit au naturel, parce que, bien loin de se sentir poussée à affecter des airs
de charité et d'amour pour provoquer des désertions, elle est contrariée dans
ses généreux élans par ce qui vient du dehors ; elle est plutôt tentée de
refouler la parole d'amour prête à lui échapper, de déployer un surcroît
d'âpreté, de rigueur, afin de repousser des attaques. Nous le demandons encore :
la morale charitable de l'une et celle de l'autre ont-elles la même valeur ?
Est-ce qu'un mot des Pharisiens n'en vaut pas deux des Évangiles ? Et ce mot que
les circonstances extérieures n'expliquent pas, que la bonté naturelle de celui
qui le prononce n'explique pas davantage, parce que c'est un courant qui
traverse plusieurs générations, est-ce aux circonstances, est-ce aux hommes
qu'on l'attribuera ? Nul doute que les unes et les autres n'eussent plutôt
entravé toute expansion généreuse, tout élan charitable. Il n'y a qu'un seul
auteur à qui en revienne légitimement la gloire, c'est l' hébraïsme.
Chapitre 9
AMOUR DES PÉCHEURS
9.1 Sens du reproche des Pharisiens à Jésus
Après
la charité et le pardon des injures, il n'y a pas de vertu qu'on attribue plus
volontiers à Jésus, ni qui paraisse distinguer plus particulièrement sa
doctrine, que l'amour des pécheurs. Nous n'examinerons pas ce qu'il y
avait d'habile et de politique, pour une doctrine nouvelle, à prêcher la
réhabilitation de tant des proscrits de l'Église régnante, à faire appel à tous
les mécontents du régime établi, à fonder, nouveau Romulus, la Rome chrétienne
par les mêmes moyens qui acquirent à la Rome païenne son existence et sa
grandeur, ou (pour chercher un modèle dans l'histoire hébraïque) à imiter
Absalon donnant des poignées de main et des promesses, dans les antichambres de
David, à tous ceux qui en sortaient mécontents. Quels qu'en soient les motifs,
le fait est trop bien démontré pour qu'on puisse le révoquer en doute. Jésus
s'entoure de pécheurs de toute sorte, nouveaux malades auxquels il apporte la
guérison ; il absout par une simple parole une femme adultère, il s'assied à
table avec la lie du peuple, et il semble étrangement équivoquer sur les
reproches que les Pharisiens lui adressaient, non pas de s'approcher des
pécheurs à l'effet de les convertir, mais bien de s'asseoir à leur table, de
partager leurs repas, de se familiariser avec eux, avant qu'ils se fussent lavés
de leur souillure183. Il oppose aux Pharisiens, qui n'avaient
jamais songé à les contester, des doctrines que les Ecritures et la tradition
n'avaient cessé d'accréditer parmi les Hébreux. « Que vous en semble,
demande-t-il aux disciples ? Si un homme a cent brebis, et qu'il y en ait une
qui se soit égarée, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres pour
s'en aller dans les montagnes chercher celle qui s'est égarée ? Et s'il arrive
qu'il la trouve, en vérité, je vous dis qu'il en a plus de joie que des
quatre-vingt-dix-neuf qui ne se sont pas égarées184 ». La même parabole reparaît dans Luc, à coté
de deux autres du même genre185 : celle de la femme qui a perdu une drachme
et celle de l'enfant prodigue. Eh bien ! nous avons dans un passage des
prophètes l'idée et l'image tout ensemble dont Jésus va se servir contre les
descendants et les imitateurs des prophètes : « La parole de l'Éternel me fut
adressée, dit Ezéchiel186. Fils de l'homme, prophétise contre les
pasteurs d'Israël, prophétise et dis à ces pasteurs : Ainsi a dit le Seigneur,
l'Éternel : Malheur aux pasteurs d'Israël, qui ne paissent qu'eux-mêmes ! Les
pasteurs ne paissent-ils pas le troupeau ? Vous, vous en mangez la graisse et
vous vous habillez de leur laine ; vous tuez les brebis grasses, et vous ne
paissez point le troupeau.. Vous n'avez pas soigné celle qui était malade, vous
n'avez point bandé la plaie de celle qui avait la jambe rompue. Vous n'avez
point ramené celle qui s'était écartée, et vous n'avez point cherché celle
qui était perdue, mais vous les avez maîtrisées avec dureté et rigueur.
Elles ont été exposées à toutes les bêtes des champs. Mes brebis ont été
errantes sur toutes les montagnes et sur tous les coteaux élevés ; mes brebis
ont été dispersées sur toute la face de la terre. Ainsi a dit le Seigneur,
l'Éternel : Me voici, je redemanderai mes brebis et je les rechercherai. Comme
le pasteur se trouvant parmi ses troupeaux recherche ses brebis dispersées,
ainsi je rechercherai mes brebis et les retirerai de tous les lieux où elles
auront été dispersées au jour de la nuée et de l'obscurité... Je rechercherai
celle qui sera perdue, je ramènerai celle qui sera cachée, je banderai la plaie
de celle qui aura la jambe rompue... Quant à vous, mes brebis,... voici, je vais
mettre à part les brebis, les béliers et les boucs ». (Nous voyons ici l'origine
de la distinction que Jésus fera, au Jugement dernier, entre les brebis et les
boucs). Voilà sans doute un type qui a précédé de bien loin Jésus et sa
doctrine, et qu'il ne pouvait oublier dans ses prédications. Mais nous devons
plus particulièrement examiner ce que les Pharisiens ont enseigné à ce sujet, et
si le pécheur leur a inspiré cet éloignement, cette horreur que les Évangiles
leur reprochent.
9.2 Passage d'Ezéchiel. - Interprétation des Pharisiens
Deux
idées ressortent des prédications de Jésus en cette matière. C'est d'abord le
devoir de travailler à la conversion des pécheurs, la charité qu'on doit
professer envers ces malheureux, les efforts qu'on doit faire pour les relever
de leur chute. C'est ensuite la grandeur de ces mêmes pécheurs une fois
convertis, la place éminente qu'ils occupent dans le cœur de Dieu, la couronne
glorieuse qui leur est promise. Sont-ce là des idées inconnues aux Pharisiens ?
Nous ne le demanderons pas à la Bible, elle s'est déjà prononcée par la bouche
d'Ezéchiel. Il y a pourtant un précepte qui forme comme le point de transition
entre les idées de la Bible sur cette question et celles des Pharisiens, c'est
le précepte de la correction fraternelle ; et c'est un des points où, sans la
tradition, le précepte mosaïque n'aurait eu qu'une partie de sa valeur. Que
signifie-t-il selon la lettre, sinon une explication amicale sur quelque
différend survenu entre amis ? C'est la seule tradition pharisaïque qui nous y
montre le devoir de travailler à la conversion des pécheurs ; elle en a fait un
commandement précis, rigoureux, qu'on doit pratiquer au prix même des épreuves
les plus rudes pour notre amour-propre, au prix des affronts les moins
tolérables, des injures les plus sanglantes, à tout prix enfin, hormis la honte
et l'humiliation du pécheur. Car, à côté du précepte de l'admonition
fraternelle, les Pharisiens voient comme correctif, destiné à en prévenir les
abus, cette limitation que Moïse exprime par les mots velo tissa alav
het et que les Pharisiens interprètent : « Reprends-le, mais de façon
toutefois que tu ne t'exposes pas toi-même à pécher, c'est-à-dire à humilier, à
faire rougir ton prochain ». Et, chose remarquable ! c'est à propos de cette
même correction fraternelle que les Pharisiens énoncent l'idée même qui forme le
fond de l'excessive tolérance de Jésus pour le pécheur ; à savoir, que personne
n'est exempt de péchés ni n'a le droit, par conséquent, de juger trop sévèrement
son prochain. N'est-ce pas Rabbi Tryphon qui, à propos de ce même précepte, a
dit : « Je serais bien surpris s'il y avait quelqu'un dans cette génération qui
connût l'art de reprendre. - Je le serais bien plus, ajoute un autre, s'il y
avait quelqu'un qui sût profiter des remontrances. Pour moi, je ne le serais que
si l'on me disait que quelqu'un a le droit de reprendre ; car si l'on dit à un
autre : Ote ce fétu qui est dans ton œil, on recevra pour réponse : Ote cette
poutre qui est dans le tien »187. Ou je me trompe, ou c'est bien là à la fois
le langage et les idées de l'Évangile, moins l'abus qu'on en a fait.
9.3 Correction fraternelle. - Ses diverses formes. - Aaron, le modèle du prêtre. - Abraham, le modèle des apôtres
Nous
ne parlerons pas des institutions qui, dans l'hébraïsme, n'avaient d'autre but
que de ramener dans le bon chemin les âmes égarées ; de cette parole à qui Jésus
dut mainte inspiration, et qui sans cesse retentissait au parvis du temple, dans
l'intérieur des synagogues, dans les places publiques, lorsqu'à l'heure des
grandes calamités on y conviait le peuple entier autour du plus ancien des
docteurs, vénérable par sa science autant que par sa vertu, et qui faisait
entendre à la multitude éplorée des accents tels que ceux-ci, que nous a
conservés la Mischna188 : « Mes frères, ce n'est pas le cilice ni le
jeûne qui procurent le pardon ; car la Bible ne dit pas au sujet des Ninivites
que Dieu ait eu égard à leurs cilices ni à leur jeûne, mais bien à leur repentir
et à leur amendement. Et il est écrit de même : « Déchirez vos cœurs plutôt
que vos vêtements »189. Les Pharisiens avaient une si haute idée de
la conversion des pécheurs, qu'il suffit d'un mot du prophète au sujet d'Aaron,
à savoir « qu'il retira bien des gens du péché »190, pour que la tradition élève sur cette base
un édifice magnifique, qui n'a rien à envier aux plus tendres effusions de
l'Évangile en faveur des pécheurs. « Comment Aaron, se demande-t-elle,
retirait-il les hommes du péché ? Lorsqu'il apprenait, par exemple, que
quelqu'un s'était engagé dans une mauvaise voie, c'était assez pour qu'Aaron
s'en fît un ami, un compagnon, pour qu'il recherchât soigneusement sa société.
Qu'arrivait-il ? Que cet homme se disait en lui-même : Oh ! Si le saint prêtre
connaissait ma conduite, comme il fuirait loin de moi ! Et c'était cette pensée
même, sans cesse renouvelée, qui l'amenait peu à peu au repentir »191. Est-ce Aaron seulement que les Pharisiens
érigent en ami du pécheur, en promoteur infatigable de sa conversion ? David
avait déjà dit192 (2) : « J'enseignerai aux méchants tes
sentiers, afin que les pécheurs reviennent à toi ». Cette espèce de
spiritualisation appliquée par la tradition aux personnages de la Bible, atteint
une bien plus haute antiquité : elle tend jusqu'à Abraham. Il est peut-être
difficile de trouver dans la Genèse quelque chose qui ressemble à
un apostolat du grand patriarche. Quelque phrase, sans doute, vient de
temps à autre répandre sur la tête du pasteur, du melkh arabe, du soldat, du
patriarche, une auréole bien autrement splendide que l'or et l'argent dont il
était surchargé selon la Bible. Mais il y a gros à parier que, sans la
tradition, une critique un peu sévère aurait eu grand'peine à y démêler une
trace positive de l'apostolat d'Abraham. Si on l'accepte aujourd'hui, s'il est
reçu même dans l'Église, c'est des mains des Pharisiens que nous le tenons,
c'est à eux que l'honneur en revient, c'est leur génie qui a transformé les «
esclaves acquis à Haran » en âmes de pécheurs gagnées à Haran (veet
hanefech acher assou beharan)193.
9.4 Docteurs travaillant à la conversion des pécheurs. - Témoignage des Évangiles
De
telles transformations sont-elles possibles chez qui ne mettrait pas la
conversion des pécheurs au rang des plus grandes et des plus saintes vertus ? De
fait, quelle profusion et quelle éloquence dans leurs exhortations ! « Quiconque
reprend son prochain pour la gloire de Dieu, méritera de posséder l'héritage du
Seigneurs »194. Aimer les hommes et les rapprocher de la Loi
étaient des préceptes sur lesquels tombèrent toujours d'accord Hillel et
Schammaï195. Le Zohar surtout trouve des accents si
sublimes à la fois et si tendres que nous ne savons s'il serait possible de le
surpasser. « C'est au juste qu'il appartient de poursuivre l'impie et de le
reconquérir à tout prix ; c'est le plus grand hommage qu'il puisse rendre à
l'Éternel... Oh ! Si le monde savait quel avantage, quel mérite il peut acquérir
par les impies et par leur conversion, il s'attacherait à leurs pas comme on
s'attache à la vie ». Pour un Rabbi Méir qui cédait quelquefois à l'impatience
(comme Paul contre Alexandre le forgeron), nous avons un essaim des docteurs,
qui ne voyaient dans le pécheur qu'un frère malade, qu'il fallait s'efforcer de
guérir.
Nous
ne mentionnerons ici que deux femmes et un docteur. L'une des femmes
est Berouria, qui, en dépit de la grammaire, trouva dans les Psaumes
« qu'il faut prier pour la mort du péché et non pour celle du pécheur »196. L'autre est bien plus ancienne, c'est la
femme d'Abba Hilkiya, qui priait sans cesse pour la conversion de quelque
pécheur de sa connaissance. Et sait-on ce que lui valut ce mérite ? Que lorsque
les plus grands docteurs du siècle vinrent engager Abba Hilkiya, pauvre ouvrier,
mais d'une sainteté exemplaire, à implorer de Dieu des pluies abondantes, mari
et femme s'étant mis à prier chacun de son côté, les nuages commencèrent à
monter sur l'horizon du côté de la femme ; et pourquoi ? « Parce qu'elle priait
pour les pécheurs »197. - Le docteur, c'est Rabbi Zéra, qui
recherchait la société des pécheurs afin de les corriger, et qui poussait la
familiarité avec eux au point d'encourir le blâme de ses collègues. Or, Rabbi
Zéra mourut, et alors ces vauriens ( Varionê) dirent en leur cœur :
« Jusqu'à présent il y avait le petit docteur aux pieds brûlés qui priait
pour nous ; à présent qu'il est mort, qui va prier pour nous ? » Dieu toucha
leur cœur et ils se repentirent198. Mais que pourrions-nous désirer de mieux que
le témoignage des Évangiles ? Eh bien ! les Évangiles eux-mêmes attestent.,
d'une manière on ne peut plus solennelle, le zèle extrême que les Pharisiens
déployaient dans la conversion des Gentils. « Malheur à vous, s'écrie Jésus199, Scribes et Pharisiens hypocrites ! car vous
parcourez la mer et la terre pour faire un seul prosélyte, et quand vous, l'avez
acquis, vous le rendez digne de la Géhenne deux foix plus que vous ! ».
9.5 Privilèges des convertis. - Les Gentils
Le
pécheur une fois converti a-t-il rien à envier au sort des plus justes ? Jésus,
nous venons de le voir, s'empresse de le mettre au-dessus de ceux qui n'ont
jamais péché ; et cela toutefois sans établir des distinctions que le bon sens,
la justice, la morale exigent impérieusement et que les Pharisiens n'ont eu
garde d'oublier. Est-il possible, en effet, que toute espèce de converti puisse
aspirer à ce degré suprême de bonheur, de récompense, qui attend les plus grands
d'entre les justes ? Jésus, qui veut à tout prix appeler à lui les pécheurs,
oublie toute réserve. Les Pharisiens, mieux avisés, n'y ont pas manqué. C'est
pourquoi ce pécheur converti que nous allons considérer, c'est le pécheur
converti par excellence, celui qui a rempli toutes les conditions d'une grande
pénitence, qui par un an, un jour, une heure d'héroïsme et d'abnégation, a
effacé tout un passé de libertinage ou de crimes. Ce converti-là, certes, n'a
pas de meilleurs amis, d'apologistes plus éloquents, de plus généreux
panégyristes que les Pharisiens. « Une heure de pénitence et de bonnes œuvres
dans monde, disent-ils, vaut mieux que toute la vie du monde à
venir »200, sans doute parce qu'elle peut la mériter
tout entière. Est-ce que les Pharisiens n'auraient accordé de valeur qu'aux
œuvres, qu'aux actes extérieurs, comme on serait tenté de le croire d'après les
imputations de l'Évangile ? Tant s'en faut ! Les Pharisiens sont si loin de se
contenter d'un vain formalisme, d'actes sans conviction ni sentiment, que dans
cette même adhésion, dans cette transformation intérieure toujours
indispensable, ils établissent une distinction importante ; distinction qui
aurait droit de nous étonner, si nous ne savions déjà que le nom de « Religion d
'amour » n'appartient pas exclusivement au christianisme. Cette distinction est
la suivante. Si c'est par crainte, soit de la puissance, soit de la vindicte,
soit de la grandeur même de Dieu qu'on s'est converti, les péchés qu'on a commis
ne compteront, dans la balance divine, que pour des fautes, pour de
simples négligences. Est-ce au contraire par amour, par amour désintéressé de
Dieu, de ses perfections qu'on est revenu à lui ? Alors, oh ! alors, les
promesses les plus magnifiques sont prodiguées au pécheur. Les péchés seront
convertis en mérites : tout ce qui était jusque là motif de condamnation,
va devenir un titre de gloire, de bonheur éternel201. Et quel est ce bonheur ? Selon les plus
modérés d'entre les docteurs, ce sont toutes les promesses faites par les
prophètes à Israël202 : « Toutes les prophéties, disent-ils, ne
regardent que les pénitents ; quant aux justes eux-mêmes, c'est pour eux qu'il a
été dit : 0 Dieu, nul œil n'a vu (leur récompense) hors le tien ». Mais d'autres
docteurs vont bien plus loin. Ils n'hésitent pas à nous apprendre203 « qu'à la place où siégeront les pénitents
dans le monde à venir, les parfaits, les justes ne seront pas dignes de
s'asseoir ». On ne finirait jamais si l'on voulait citer tout ce qui regarde le
pécheur converti. Eux qui ont prononcé ce mot remarquable : « qu'il ne faut se
donner pour chef qu'un homme qui ait de hideux reptiles sur son dos »
(c'est-à-dire un passé répréhensible), afin que s'il s'enorgueillit on puisse
lui dire Regarde en arrière ! Ils n'ont pas rougi de se donner pour
aïeux, pour guides, pour modèles, des hommes sortis de la fange la plus abjecte,
de l'immoralité et du paganisme. Le père du genre humain, qu'est-ce autre chose
pour eux qu'un pénitent ? Abraham, son père Tareh, son fils Ismaël, Ruben un des
pères de la nation, un des douze lui aussi, Aaron lui-même qui apprenait si bien
aux autres à se convertir, n'ont-ils pas été des pécheurs ? David, le roi
d'Israël, le père du Messie, lui-même n'est-il pas pour les Pharisiens le modèle
de tous les pécheurs chehekim ola chel techouva204 ? Qui s'est plus enfoncé dans l'abîme de tous
les vices que Achab et Manassé ? Ils sont pourtant des modèles de pénitence, que
les Pharisiens célèbrent à l'envie205. Les maîtres de Hillel et de Schammaï,
c'est-à-dire les pères de tous les Pharisiens, les oracles de l'école, la source
de tout le pharisaïsme, - Schemaïa et Abtalion, - que sont-ils, sinon des païens
convertis, des prosélytes ? Et Ben Bag-Bag et Ben Héhé, celui qui a dit : « La
récompense sera mesurée selon la peine »206, et le grands Ankylos le paraphraste
chaldéen, et Rabbi Akiba et Rabbi Méir et tant d'autres encore, est-ce le pur
sang israélite qui coulait dans leurs veines ! Au contraire. Les Pharisiens
s'honorent en disant que l'un descendait d'Aman l'Amalécite, l'autre
de Sennachérib, un autre encore de Sisera, qui n'étaient pas, que
nous sachions, des héros de sainteté. Qu'est-ce qu'un Rabbi Siméon ben Lakich,
un Rabbi Eléazar ben Dourdeya, si ce n'est, l'un un voleur de grands chemins, et
l'autre un dissolu, un libertin ? Et combien est pathétique le langage de Juda
le Saint à propos de ce dernier ! Quand on lui raconta que ce pécheur venait de
mourir après un accès de contrition qui n'avait duré que peu d'instants, il
s'écria en pleurant : « Il en est qui n'assurent leur bonheur éternel qu'après
de bien longues années de travail ; mais il en est, par contre, qui le gagnent
en quelques instants »207.
Et
les convertis païens sont-ils moins bien partagés ? Le Dieu d'Israël, ce Dieu
prétendu local et national, ce fétiche qu'ont rêvé Voltaire et autres, ne
dédaigne pas d'envoyer son prophète en mission pour convertir les Ninivites.
« Tu as bien pitié, dit-il à ce Juif qui ne savait pas s'élever à la hauteur des
pensées divines, tu as bien pitié de ce kikaïon qui ne t'a coûté ni
travail ni peine ; comment veux-tu que je n'en aie pas pour Ninive, la grande
cité, où plus de cent vingt mille âmes se trouvent réunies ?... »208. Quel est l'exemple que les Pharisiens
proposaient au peuple élu, dans leurs harangues publiques ? Nous l'avons vu :
l'exemple de Ninive.
Pourquoi
Israël est-il appelé le peuple du Dieu d'Abraham209 plutôt que du Dieu d'Isaac ou de Jacob ?
C'est parce qu'Abraham fut le premier des prosélytes210, et que son peuple est partout où il y a de
véritables croyants : idée grande et noble, que le christianisme a tournée
contre cet hébraïsme pharisaïque qui fut son maître. Pourquoi les prosélytes
sont-ils appelés les aimés de Dieu, tandis que les justes d'Israël sont
appelés seulement ceux qui aiment Dieu ? Parce que, répond R. Siméon ben Jochaï
(le chef de cette école dont nous croyons que Jésus a tout appris), les
prosélytes sont supérieurs à Israël autant que les aimés de Dieu surpassent ceux
qui aiment seulement Dieu211. « Oh ! que Dieu les aime, ajoute-t-il212, les prosélytes à qui sont prodigués tous les
noms dont Israël a été honoré, ceux de serviteur, de ministre, d'ami !
Abraham, David s'honorent de porter le nom de guer « prosélyte». David n'a-t-il
pas dit : L'Éternel est le gardien des prosélytes ?213 Mais quelle gracieuse et expressive parabole
que celle employée par R. Siméon bon Jochaï pour exprimer la prédilection divine
en faveur des Gentils qui abandonnent leurs erreurs ! L'Évangile n'a pas
d'accents aussi beaux ni aussi éloquents : « Un père de famille avait un
troupeau qui allait chaque jour paître aux champs, et revenait le soir. Une fois
un chevreuil se joignit au troupeau et ne voulut plus s'en séparer. On mena les
brebis au parc, et le chevreuil de les suivre ; le matin on les ramena aux
champs, et le chevreuil en fit autant. De sorte que le père de famille conçut
pour le chevreuil un grand amour ; il ne s'éloignait pas une seule fois de ses
gens sans leur recommander de laisser le chevreuil paître à son gré, de ne point
le frapper ni le maltraiter ; et le soir en rentrant, il voulait lui-même lui
donner à boire. Ses serviteurs lui dirent un jour : Maître, tu as force boucs,
force chèvres et agneaux ; pourquoi cette préférence pour le chevreuil ? Le père
de famille leur répondit : Les boucs, les brebis et les agneaux ne font rien qui
ne soit dans leur nature. C'est la nature qui les a destinés à paître le jour
aux champs et à rentrer au parc le soir. Mais la demeure des chevreuils, c'est
la forêt. Comment n'aimerais-je pas celui-ci, qui a renoncé à sa forêt, à ses
grandes allées, à ses vastes terrains, à sa liberté, à ses compagnes, pour venir
se renfermer dans mon parc ? » On devine l'application : les brebis sont
Israël ; le chevreuil, c'est le païen converti, qui abandonne ses habitudes, sa
vie, ses croyances, sa liberté, pour obéir au Dieu d'Israël ; et celui-ci est le
père de famille, qui préfère à toutes ses brebis le fidèle chevreuil214. Nous n'en finirions pas, si nous voulions
passer en revue tout ce qui, dans les écrits des Rabbins, tend à relever le
caractère et la condition du païen converti. Nous dirons seulement que
l'histoire des Pharisiens nous présente en mille rencontres des conversions
instantanées de Gentils, chargés de l'exécution de quelque arrêt sanguinaire sur
la personne des docteurs, précisément comme l'histoire du christianisme aux
premiers siècles en est remplie. C'est ainsi que le geôlier de Rabbi Hanina ben
Teradion s'élance dans le feu avec sa victime215 que l'hégémont chargé d'exécuter la sentence
de mort sur Rabban Gamaliel se jette du haut d'un toit et meurt sur le coup, -
l'un et l'autre convertis subitement ou ayant déjà professé secrètement le
judaïsme, et se sauvant par la mort d'un terrible embarras. Le dernier cas fut
assurément celui de Kattia bar Schalom. Son opposition à une mesure
tyrannique qu'on préparait contre les Juifs le fit soupçonner de superstition
judaïque et condamner aux bêtes. Il était conduit au supplice, quand une matrone
le rencontrant et partageant, elle aussi, à ce qu'il paraît, les croyances
judaïques, le reconnut, peut-être à quelque signe de convention adopté par le
parti juif, et, d'un style que lui seul pouvait comprendre : « Pauvre vaisseau,
s'écria-t-elle, qui s'en va sans payer le péage ! » Kattia comprit le sens de
ces paroles ; il tira un couteau de sa poche, se coupa le prépuce et s'écria :
« Voilà que j'ai payé mon péage, à présent je puis passer ». A sa mort,
la fille de la voix (une voix surnaturelle) se fit entendre, disant :
« Kattia bar Schalom est destiné à la vie du monde à venir ».
9.6 Mesure pour mesure
Une
maxime qui se rapproche de l'amour du pécheur est celle qu'on lit dans
Matthieu216 : « Ne jugez point, afin que vous ne soyez
point jugés ». Elle devait être bien ancienne dans le judaïsme, puisque Josua
ben Perahia, que le Talmud fait précepteur de Jésus, et Hillel, qui le précéda
également, s'en firent l'écho217. Le premier enseignait : « Juge de tout homme
favorablement ». L 'autre : « Ne juge pas ton prochain tant que tu ne t'es pas
trouvé à sa place », c'est-à-dire dans la même situation... « Car, ajoute Jésus,
de la mesure que vous mesurerez on vous mesurera vous-mêmes, et du jugement que
vous jugerez vous serez jugés ». Quant à cette dernière pensée, elle forme chez
les Pharisiens le pendant de tout jugement favorable. « Comme tu as jugé
favorablement ton prochain, sois aussi favorablement jugé dans le ciel ! »
(Caschem schédan'ta lekaf zekhout, cakh kidemoucha lekhaf zekhout min
haschamaïm). N'est-elle pas déjà contenue dans cette autre maxime, déjà
citée, que « quiconque invoque la condamnation de Dieu sur son prochain, le
premier compte qu'on examinera sera le sien ? » Mais Jésus a dit aussi : « De la
mesure que vous mesurerez on vous mesurera ». Nous ne hasardons rien en disant
qu'ici, idée et langage sont purement pharisaïques ; c'est une des pensées les
plus familières à cette école, et l'on ne fait point un pas dans ses écrits sans
la rencontrer. « De la mesure que l'homme mesure on lui mesurera », lit-on dans
le Talmud218, « et non seulement la mesure entière, mais
la moitié, le quart, le trentième également... Si toutes les règles peuvent
faillir, il y en a une qui est invariable, c'est mesure pour
mesure (ibid.) ». N'est-elle pas, en effet, la règle suprême de la
justice de Dieu ? Aussi, les Pharisiens la voient partout dans l'histoire. Si
les contemporains de Noé furent submergés par le déluge, c'est qu'ils
s'arrogeaient le pouvoir de faire descendre la pluie219. Si Miriam mérita que tout Israël suspendît
sa marche durant, sept jours, c'est qu'elle s'arrêta quelques instants à
surveiller le berceau de Moïse exposé sur le Nil220. Si Samson eut les yeux crevés, c'est qu'il
n'avait consulté que ses yeux dans le choix d'une épouse. Si Absalon resta
suspendu par sa chevelure, c'est qu'il était fier de ses beaux cheveux. Si la
femme suspecte d'adultère porte une offrande d'orge dépourvue d'huile et
d'encens, c'est qu'elle s'est ravalée au niveau des bêtes qui se nourrissent
d'orge. Si le capitaine incrédule mourut écrasé par la foule des acheteurs,
c'est qu'il s'était moqué des promesses d'abondance faites par Elisée, en
disant : « Est-ce que Dieu ouvrira des cataractes dans le ciel ? »221 Et Hillel lui-même ne s'inspirait-il pas de
la même idée quand, apostrophant un crâne qu'il voyait flotter sur les eaux, il
lui dit : « Parce que tu as noyé, on t'a noyé à ton tour ; et le sort de tes
assassins sera d'être noyés eux-mêmes »222.
9.7 Universalité et caractère cosmopolite du
judaïsme
Ce
que nous avons dit jusqu'ici de la belle place assignée aux Gentils qui
abandonnent leurs erreurs ; surtout ce que nous avons observé en parlant de
l'homme en général, de l'idée que s'en forment les Pharisiens, de la grandeur,
de la sainteté que peut atteindre même un païen sans embrasser le judaïsme, nous
dispenserait de répondre à la vieille accusation intentée aux Pharisiens de
s'arroger le monopole de la vertu et du bonheur éternel, par la seule raison
qu'Israël est le peuple élu et qu'Abraham fut son père. On ne peut nier que ce
ne soit là le thème favori des anciens chrétiens, l'accusation qu'ils ont le
plus exploitée pour rejeter le judaïsme à l'arrière-plan et frayer le chemin à
leur apostolat auprès des Gentils. Dès le temps de Jésus, cette accusation
retentit en Palestine. « N'allez pas dire en vous-mêmes : Nous avons Abraham
pour père ; car je vous dis que Dieu peut faire naître de ces pierres mêmes des
enfants à Abraham »223. Paul appelle Abraham « père de la
circoncision, c'est-à-dire de ceux qui non seulement sont circoncis, mais encore
suivent les traces de la foi de notre père »224. Et plus clairement au chap. IX, vers. 6 :
« Mais tous ceux qui descendent d'Israël, ne sont pas pour cela d'Israël. Car,
pour être de la semence d'Abraham, ils ne sont pas tous
ses enfants (Banim). Mais c'est en Isaac qu'on doit considérer sa
postérité, c'est-à-dire que seuls les enfants de la promesse sont réputés sa
semence ». Et encore225 : « Car Dieu n'a point égard à la qualité des
personnes ». Et plus loin226 : « Abraham reçut le signe de la circoncision
comme un sceau de la justice qu'il avait obtenue par sa foi étant incirconcis,
afin qu'il fût le père de tous ceux qui croient étant incirconcis ». Et au v.
17 : « Selon qu'il est écrit : Je t'ai établi père de plusieurs nations ». Nous
avons presque répondu d'avance à cette sorte d'insinuation sur le particularisme
juif, insinuation que la libre critique elle-même a quelquefois accueillie, sans
réfléchir que, si particularisme il y a chez les Juifs, c'est pour être
plus universels, plus cosmopolites, plus catholiques. Oui,
s'ils ne se fondirent jamais dans l'humanité d'un temps, d'un lieu, c'est pour
mieux être unis de cœur et d'esprit à l'humanité de tous les temps et de tous
les lieux ; et si cette fusion se fût accomplie, c'en eût été fait de leur
mission sacerdotale et de l'avenir religieux de l'humanité. Mais cet instinct,
ce sentiment, ces aspirations à l'universalité ne se font-ils pas jour, ne
trouvent-ils pas une expression dans l'histoire et les doctrines des Juifs ?
Nous en avons assez parlé à propos de l' homme et
des Gentils. Récapitulons cependant quelques-unes des maximes déjà
citées, et ajoutons-en quelques autres plus spéciales. Nous avons vu que, pour
les Pharisiens, quiconque est modeste, miséricordieux, charitable, est de la
race d'Abraham, quiconque ne l'est pas n'en fait point partie, qu'il soit ou non
israélite ; qu'il ne suffit pas d'être un des survivants d'Israël, si l'on n'est
pas humble, si l'on ne s'estime soi-même comme un rebut227 ; qu'Abraham est le père de toutes les
nations (idée que Paul a tirée, comme on voit, de la Tradition, car le
texte goyim à lui seul pourrait être et a été, en effet, expliqué dans un
sens plus restreint) ; qu'il est le père des prosélytes, que ceux-ci doivent
appeler Abraham leur père soit dans leurs prières, soit dans le cérémonial des
offrandes ; que c'est comme père de toutes les nations qu'Abraham intercède en
faveur des habitants de Sodome ; que c'est en cette qualité que Dieu lui révèle
ses décrets sur ces peuplades, car, disent les Pharisiens en propres termes,
« est-ce qu'on punit le fils sans en prévenir son père ? ». S'il y a un nom que
les Pharisiens, en toute rencontre, mettent au-dessus de celui
d'ISRAEL, c'est celui d'HOMME. Aux nombreux passages déjà allégués par
nous à ce sujet228, nous n'ajouterons que quelques citations du
Zohar et du Midrasch, lesquelles ont une importance qu'on ne saurait contester.
David avait dit : « Dieu est bon pour Israël, pour les hommes au cœur pur ». Le
Zohar et le Midrasch se hâtent d'en tirer cette conclusion : « Dieu est bon
pour Israël... est-ce pour tous ceux qui en portent le nom ? Nullement, mais
pour ceux-là seuls qui sont sans tache, pour les hommes au cœur pur ». Dieu
aime les justes, a-t-il dit ailleurs. « Pourquoi, demandent les Pharisiens ?
Parce qu'ils ne le sont pas par héritage, parce que la vertu n'est pas
héréditaire. Le sacerdoce et le lévitat sont des apanages de famille. Peut-on se
faire prêtre ou lévite à son choix ? Non. Mais celui qui veut être juste, fût-il
païen, le peut être : pourquoi ? Parce que ce n'est point un bien d'hérédité.
Voilà pourquoi Dieu aime les justes ». - Quelle grande image, quelle haute
pensée que celle-ci, qu'on trouve chez nos docteurs : « Pourquoi la Loi a-t-elle
été comparée à l'arbre de la vie ? En voici la raison. Comme l'arbre de
la vie étendait ses branches sur tous ceux qui entraient dans le Paradis, de
même la Loi couvre de son ombre tous ceux qui viennent au monde »229. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que Paul
emprunte aux Pharisiens leur méthode interprétative, leurs distinctions
grammaticales, pour exagérer cette valeur même accordée par les Pharisiens à la
vertu, et pour déchirer le vieux diplôme de l'élection d'Israël. Que veut-il
dire lorsqu'il affirme que, pour être de la semence d'Abraham, ils ne
sont pas tous ses enfants ? C'est la fameuse distinction que les
Pharisiens avaient faite entre la valeur légale du mot ZÉRA, semence, et celle
de BEN, enfant, voyant dans le premier toute espèce de descendance
naturelle, légitime ou illégitime, juste ou réprouvée, et dans le second la
désignation plus spéciale du fils digne de ce nom, soit sous le rapport légal,
soit sous le rapport politique. Que veut-il dire, lorsqu'il ajoute que c'est en
Isaac qu'on doit considérer la postérité d'Abraham ? Rien que les Pharisiens
n'eussent déjà observé, à savoir la forme un peu insolite de cette expression,
laquelle a donné lieu aux docteurs d'interpréter : « en Isaac et
non tout Isaac », par conséquent à l'exclusion d'Esaü. Singulière
destinée des idées et du langage pharisaïques, de fournir aux Évangiles toutes
les armes dont ils frappent spirituellement le vieil Israël, comme les Romains
le frappaient corporellement dans sa vie extérieure ! Singulière destinée de la
Jérusalem des Pharisiens, harcelée à la fois par la Rome païenne à l'apogée de
sa puissance, et par la Rome chrétienne au berceau, s'essayant dès lors à ce jeu
enfantin qui était un parricide, - l'une la dépouillant de son manteau
royal, l'autre lui arrachant la tiare de son éternel sacerdoce ! Cette Jérusalem
pharisaïque, qu'on dénonçait au monde comme l'ennemie du genre humain, ne se
croyait pourtant que la dernière appelée des nations, leur lieutenant, leur
vicaire, leur représentant religieux, tant elle était loin d'aspirer à une
élection exclusive, préjudiciable à l'humanité. Aussi ne cessa-t-elle d'exprimer
sa pensée sous toutes les formes possibles. Si Dieu apparaît à Israël sur le
sommet du Sinaï, s'il lui offre sa loi, c'est qu'Edom, c'est
qu'Ismaël, c'est que toutes les autres nations du monde avaient
été appelées avant lui, c'est que la Loi était destinée à devenir la règle,
la loi universelle, et c'est par conséquent qu'elle le deviendra quand la
volonté de Dieu sera accomplie. Mais il y a chez les Pharisiens une parabole,
dont celle des Évangiles au sujet de la réprobation d'Israël n'est que la copie
retournée, que l'image renversée. Quelle est celle des Évangiles ? On le sait :
c'est un roi qui convie à un repas solennel ses grands, ses ministres, ses
seigneurs, tous gens de distinction. En vain ! l'heure arrive, on attend,
l'heure s'écoule et personne ne se montre. Alors le roi dit à ses serviteurs :
Allez sur la voie publique et introduisez toute sorte de personnes, sans
distinction de rang ni de noblesse. Le sens n'est-il pas manifeste ? Eh bien !
Qu'on entende les Pharisiens : « Un roi donna un grand dîner et y invita tous
ses hôtes. On attendit longtemps, mais inutilement. Enfin, vers le soir,
QUELQUES hôtes parurent. Le roi les reçut avec joie et leur dit : Grâces vous
soient rendues ! Car sans vous tout ce grand repas que vous voyez eût été perdu,
et j'aurais dû le jeter. C'est ainsi, concluent-ils, que Dieu dit à Israël :
Grâces te soient rendues, car sans toi à qui aurais-je pu le donner, ce grand
trésor que j'ai préparé pour l'avenir ? »230.
Il
est inutile de rien ajouter. Chacun voit les points très saillants de
ressemblance entre les deux paraboles et chacun en voit aussi les différences,
les grandes différences, motivées par la position contraire qu'avait prise le
christianisme. En présence de ces paraboles on se demande : De ces deux types,
de ces deux formes d'une même pensée, l'une qui voit dans l'intention primitive
de Dieu l'exclusion du genre humain, et seulement dans le refus d'Israël
l'admission de l'humanité, l'autre qui fait de la pensée première de Dieu
une pensée de justice, d'amour, de charité universelle, et qui dans d'élection
d'Israël ne voit qu'un pis-aller, qu'une réalisation partielle des vues
divines ; en présence, dis-je, de ce contraste entre les deux types, le type
juif et le type chrétien, on se demande lequel des deux est le plus grand, le
plus noble, le plus juste, le plus humanitaire, le plus digne de Dieu...
La
réponse, je crois, n'est pas douteuse.
Chapitre 10
CONFIANCE EN DIEU. - CONCLUSION
10.1 Confiance prêchée par Jésus. - Son exagération. - Deux écoles pharisiennes.
Après
la charité, après l'amour des ennemis, rien de plus convenable que de parler de
la confiance en Dieu. Ici comme ailleurs, le christianisme a pris les doctrines
les plus ascétiques des Juifs, celles qui régissaient spécialement une secte,
une société de contemplatifs, pour en faire la règle générale de la vie
humaine ; ici comme ailleurs, le christianisme a transporté les doctrines et la
morale des Esséniens, au milieu de la société, de ses affaires et de ses
besoins ; bref, ici comme ailleurs il a poussé les idées à l'extrême. Tant qu'il
n'énonçait que cette maxime : « A chaque jour suffit sa peine »231, il n'était que l'écho du vieux Ben Sirach,
qui avait enseigné, lui aussi232 : « Ne sois pas en peine pour les maux de
demain, car tu ne sais ce qui peut arriver aujourd'hui » ; l'écho des
Pharisiens, qui avaient dit : « à chaque temps sa douleur »,Daïa letzara
beschaatah. Mais c'est bien autre chose lorsqu'il ajoute233 : « Ne soyez pas en souci pour votre vie, de
ce que vous mangerez ou de ce que vous boirez... Considérez les oiseaux du
ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ni n'amassent dans des greniers, et
cependant votre Père céleste les nourrit ; n'êtes-vous pas beaucoup plus
excellents qu'eux ? Et qui est celui d'entre vous qui pourrait, par son souci,
ajouter une coudée à sa taille ? - Et pourquoi êtes-vous en souci de votre
vêtement ? Apprenez comment croissent les lis du champ : ils ne travaillent ni
ne filent, et cependant je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n'a
pas été vêtu comme l'un d'eux. Si donc Dieu revêt ainsi l'herbe des champs, qui
est aujourd'hui sur pied et qui demain sera jetée au four, ne vous vêtirait-il
pas beaucoup plutôt, gens de petite foi ? Ne soyez donc point en souci, disant :
Que mangerons-nous, que boirons-nous, ou de quoi serons-nous vêtus ? » Quand
Jésus prononce ces paroles, il ne sort point du judaïsme, il ne prêche pas une
doctrine inouïe ; au contraire, il se rallie décidément à l'une des deux écoles
qui se partageaient le pharisaïsme. S'il y a une différence bien tranchée entre
deux écoles, c'est celle qui séparait l'école de Rabbi Ismaël de celle de Rabbi
Siméon ben Jochaï. Tandis que la première, attachée à l'esprit général du
judaïsme voulait qu'au travail de la Loi, à la contemplation, s'associât la
travail de la civilisation, l'industrie, (Nehog bahem minhag dérekh
éretz), l'autre, au contraire, qui reconnaissait pour chef R. Siméon, le
prince des ascètes, le maître avoué de cette Kabbale qui a tout donné au
christianisme, parlait un langage bien différent. Elle disait d'après son
maître : « Que l'homme laboure la terre au temps du labourage, qu'ils moissonne
au temps de la moisson, qu'il vaque enfin à tous les travaux matériels en leur
temps opportun, où trouvera-t-il alors le temps de s'occuper de la Loi ? Non !
Quand les Israélites font la volonté de leur Père céleste, leurs travaux
s'accomplissent par la main d'autrui ; mais quand ils sont rebelles à cette
volonté, non seulement ils doivent les exécuter par eux-mêmes, mais les travaux
d'autrui tombent aussi à leur charge »234. R. Siméon parlait en ascète, il ne dictait
peut-être que le code particulier de sa secte, de sa société, qui était bien
celle des Esséniens ou des kabbalistes. Quoi qu'il en soit, toujours est-il que
le génie du judaïsme pencha décidément du côté de R. Ismaël. Abbayé, l'un des
plus grands Talmudistes, en présence de ce grave conflit, exprime à merveille
l'arrêt définitif de l'hébraïsme entre ces deux maîtres également vénérés :
« Bien des gens, dit-il, ont fait comme le veut R. Ismaël et ont atteint le
but ; bien d'autres ont souscrit à la doctrine de R. Siméon et n'ont pas atteint
le leur »235.
10.2 Précédents et modèles de la confiance évangélique dans le judaïsme.
Mais
la doctrine amplifiée par Jésus n'aurait-elle pas dans le judaïsme une date un
peu plus ancienne que ce débat de R. Siméon et de R. Ismaël ? On peut déjà la
voir dans ces beaux conseils donnés par R. Méir, mais singulièrement mitigée par
la recommandation d'une industrie : « Que l'homme enseigne toujours à son fils
une industrie honnête et facile ; surtout qu'il prie Celui à qui appartiennent
les biens et les richesses, car il n'y a pas d'industrie où l'on ne trouve
tantôt la pauvreté, tantôt la fortune ; ni l'une ni l'autre ne dépendent de
l'industrie elle-même, mais du mérite de l'homme ».
Et
c'est à cette occasion que la parabole de Jésus apparaît sans danger, tempérée
qu'elle est par les doctrines qui précèdent. « A-t-on jamais vu, poursuit le
Talmud, les bêtes fauves et les oiseaux exercer des métiers ? Et cependant ils
trouvent sans peine leur nourriture, quoiqu'ils n'aient été créés que pour me
servir. Combien plus ne serait-il pas juste que je trouvasse, moi aussi, ma
nourriture sans peine, ayant été créé pour servir l'Éternel ? Si cela n'arrive
pas, c'est que j'ai fait des œuvres de péché, c'est que j'ai moi-même tari la
source des bénédictions236 ». Veut-on une ressemblance plus marquée avec
la doctrine de Jésus ? Qu'on écoute l'ancien docteur Rabbi Nehoraï, qui figure
déjà dans la morale des Pères consignée dans la Mischna, et qui, d'après tout ce
que nous en savons, appartient très probablement à la secte des Esséniens. Eh
bien, que nous enseigne R. Nehoraï ? « Je renoncerai, dit-il, à tous les arts, à
toutes les industries pour n'apprendre à mon fils que la Loi ; car on se nourrit
de ses fruits dans ce monde, et le capital nous est gardé pour la vie à venir237 ». Jésus ajoute : « Ne dites point : Que
mangerons-nous, ou que boirons-nous ? » Il appelle ceux qui tiennent ce langage,
des gens de petite foi. Qui ne reconnaît là l'ancienne maxime
pharisienne : « Quiconque, ayant du pain dans sa corbeille, dit : Que
mangerai-je ou que boirai-je demain, est un homme de petite foi238 ». Mais qui n'en voit aussi la différence ?
Elle consiste en un mot, mais en un mot décisif et qui distingue nettement la
confiance du christianisme d'avec celle du judaïsme, l'une ennemie de la
prévoyance, l'autre sa compagne et son auxiliaire. L'homme de petite foi, selon
le judaïsme, est celui qui est sûr de sa subsistance prochaine, qui a du pain
dans sa corbeille et qui cependant doute de la subsistance
du lendemain ; celui du christianisme, c'est simplement celui qui
prévoit, c'est-à-dire le sage véritable, au dire des
Pharisiens : ézéhou hakham, haroé et hannolad239. Surtout, est-ce qu'à côté de cette confiance
en Dieu poussée jusqu'à l'imprévoyance, est-ce qu'à côté de cet exemple qu'on
nous propose dans les bêtes des champs (exemple purement hypothétique
chez nos docteurs), est-ce qu'il y a une doctrine, une exhortation, un mot dans
les Évangiles qui vienne tempérer des déclarations aussi absolues, qui vienne
nous pousser au travail, condamner l'oisiveté, réveiller nos forces engourdies,
ennoblir l'industrie, sanctifier le progrès matériel ?
10.3 Fiction dogmatique qui affranchit l'homme du travail.
Nous
n'avançons rien de trop en disant qu'on chercherait en vain, dans les Évangiles,
quelque chose qui ressemble aux grands principes prêchés sans cesse par le
judaïsme. Doctrine fondée sur la supposition d'un état physique tout différent
du nôtre, sur l'attente d'une transformation prochaine,
d'une palingénésie universelle qui devait, grâce à l'expiation accomplie,
replacer la création dans l'état antérieur à Adam, supprimer toutes les peines
qui furent la suite du péché, surtout la nécessité du travail, la nourriture
gagnée à la sueur de son front ; est-il surprenant qu'elle soit crue
installée déjà en plein paradis, où l'on n'aurait qu'à étendre la main pour en
cueillir les fruits, ou bien à cette époque résurrectionnelle que le
pharisaïsme, lui aussi, entrevoyait dans un lointain avenir, dont il traçait le
magnifique tableau dans ses légendes ; où le pain et les tissus de Mylet
devaient sortir tout faits du sein de la terre240, où une grappe de raisin transportée dans un
coin de la maison suffirait pour désaltérer longtemps une famille entière, où
enfin la Faune et la Flore de notre planète seraient totalement
changées avec sa constitution géologique ? Est-il surprenant que le travail,
cette malédiction, cette peine, cette suite du péché d'Adam expié par la mort de
Jésus, ait disparu avec sa cause ?
10.4 Le travail dans le judaïsme et dans le christianisme
La
consécration du travail serait aussi étrange au sein du christianisme, que son
absence serait inconcevable dans le judaïsme, lui qui, loin d'enseigner
l'incarnation du Verbe dans un individu, la voit dans
une doctrine ; lui qui, loin de prêcher l'imputation des mérites de
Jésus, fait chacun de nous l'auteur de son salut, son propre et véritable
rédempteur ; lui qui, au lieu de circonscrire la rédemption dans un moment de
l'histoire, dans les quelques heures passées par Jésus sur la croix, la réalise,
la développe dans toute la suite des siècles, à toute heure, à tout instant, sur
tous les points du temps et de l'espace. Aussi, quelle exubérance d'honneurs,
d'éloges, d'hommages décernés au travail ! Quel air d'aisance, d'activité et de
richesse au soin du judaïsme ! En y entrant, on se croit introduit dans la
maison d'un patriarche : ici, l'agriculture, là l'industrie, plus loin le
trafic ; de l'or, de l'argent, du bétail ; partout la religion, sanctifiant
tout, bénissant tout, relevant tout par sa grandeur, par le but suprême qu'elle
montre dans l'éternité. Le christianisme, c'est l'éternité elle-même acclimatée
par force dans le temps avec son immanence, son immobilité, son repos,
son sabbat perpétuel. En y entrant, c'est l'air du cloître qu'on y
respire ; c'est la religion remplaçant tout, la foi mise à la place de toute
chose, le but confondu avec le moyen, le travail devancé par le repos.
Avons-nous besoin de dire que c'est là l'antithèse la plus criante du judaïsme ?
- Nous ne parlons pas de la Bible. Le travail, l'industrie, les richesses, les
biens de la vie y sont tellement honorés, qu'ils absorbent toute autre
considération, et qu'ils ont servi de prétexte à ceux qui n'ont vu dans le
judaïsme biblique qu'un pur matérialisme, sans réfléchir que le Pentateuque est
plutôt le code révélé des Juifs que leur religion. Promesses et menaces,
bénédictions et malédictions, le passé, le présent, l'avenir, son histoire, ses
espérances, tout dans le judaïsme respire le travail, l'abondance, les
richesses, les biens de la vie. Des plumes savantes l'on déjà suffisamment
relevé et nous n'avons pas à y revenir. Ce qui mérite de notre part une
attention bien sérieuse, ce qui excitera l'admiration du lecteur philosophe,
c'est que, malgré l'action puissante de tant de causes qui auraient dû faire
oublier aux Pharisiens les grands enseignements de la Bible, malgré l'empire
toujours croissant de la pure spéculation, malgré l'intronisation d'une
théologie spiritualiste au sein du judaïsme, malgré les croyances à
l'immortalité, à la vie future, à la résurrection, enfin à tout ce qui a été
l'écueil du christianisme ; malgré la prostration causée par les malheurs
politiques, malgré le démenti sans cesse infligé aux espérances temporelles du
judaïsme, la fibre judaïque ait résisté, ait triomphé de toutes ces causes
d'énervement, de toutes les déceptions qui s'accumulaient chaque jour. Le monde
avait beau sévir contre le vieux et débile Israël ; Israël, qui dès le berceau
avait lutté avec l'ange, trouvait chaque fois une force nouvelle à opposer au
monde. Il avait beau étaler à ses yeux tout ce qu'il peut contenir de mauvais,
de rebutant, d'horrible - le dénûment, les supplices, la servitude de la patrie
- rien ne peut ébranler sa foi dans le monde, dont il n'a jamais fait le
synonyme du mal et du péché. La vie juive, à mesure qu'on la
comprimait davantage, jaillissait avec plus de force, se redressait toujours
vivace de ses chutes, réagissait toujours par un nouvel effort contre les causes
qui semblaient devoir l'exaspérer contre le monde. Le monde ! Le christianisme
le maudit, lui lança l'anathème sitôt qu'il eut approché de ses lèvres la coupe
des malheurs ; le judaïsme, lui, l'a vidée jusqu'à la lie, et sa foi dans le
monde est restée inaltérable. La bénédiction du premier homme retentit toujours
à son oreille : « Remplissez la terre, subjuguez-la, dominez sur les poissons,
sur les oiseaux et sur tous les animaux qui vivent sur la terre », avait dit
Dieu en le créant. Israël répond par cet autre mot non moins sublime et qui est
son acte d'obéissance : le TRAVAIL ! Nous l'avons déjà dit : nous
renonçons à rapporter, même en partie, tout ce que la Bible contient sur la
nécessité, le devoir, l'utilité du travail. D'autres l'ont fait mieux que nous,
et d'ailleurs la Bible est à la portée de tout le monde.
10.5 Exemple des Pharisiens
Ce
qu'il y a d'admirable, c'est le sentiment unanime des Pharisiens, qui n'ont pas
dévié d'une ligne de la doctrine de la Bible. Dès Schemaïa, le maître des deux
chefs avoués du pharisaïsme, la Synagogue n'a pas de meilleur conseil à donner
que celui d'aimer le travail et de haïr les grandeurs241. Si Moïse nous exhorte à choisir la vie, les
Pharisiens y verront l' industrie242. Si Salomon nous invite « à nous procurer la
vie avec la femme que nous aimons», les Pharisiens verront dans
cette femme la Loi, et dans cette vie l'industrie, qui ne doit jamais
s'en séparer243. N'est-ce pas l'enseignement d'un art, d'une
industrie quelconque, qui forme avec la circoncision et l'étude de la Loi un des
premiers devoirs du père envers ses enfants ? N'est-ce pas, selon les
Pharisiens, en faire un brigand que de n'enseigner à son fils aucune
industrie ?244 N'est-ce pas là un commandement précis,
rigoureux, de la loi divine245 ? Le travail n'est-il pas une espèce de
culte, préférable de beaucoup à l'oisive contemplation246 ? N'est-il pas nécessaire à notre santé, et
n'honore-t-il pas ceux qui l'exercent247 ? Et le nom même de travail n'a-t-il
pas été sanctifié par Dieu, qui s'en est servi pour désigner la création248 ?
Mais
ce qui achève le tableau, c'est l'exemple même des Pharisiens, ne dédaignant pas
de s'abaisser jusqu'aux plus vils métiers, et ne croyant déroger ni à leur vertu
ni à leur sainteté lorsqu'ils confectionnaient des chaussures pour les
courtisanes romaines, qui, tout abruties qu'elles étaient, peut-être pénétrées,
elles aussi, de cettesuperstition juive que le sénat proscrivait, mais
que la modestie et les vertus des docteurs faisaient honorer jusque dans ces
repaires du vice, ne connaissaient pas de serment plus solennel, plus inviolable
que celui-ci : « Je le jure par la vie des saints docteurs du pays
d'Israël249 ». Le fait n'a pas besoin de longues
citations ; si quelque chose ressort évidemment de l'histoire des Pharisiens,
c'est que l'industrie, le commerce ou le travail manuel accompagnaient toujours
chez eux l'étude de la Loi. L'exemple de Jésus faisant le métier de charpentier,
celui de Paul fabriquant des tentes, n'en sont-ils pas la plus éclatante
confirmation ?
10.6 Le but de la vie : la gloire de Dieu
De
même qu'il y a un principe, des maximes générales, qui sont comme le point de
départ de la vie pratique, ainsi il y a une fin qu'on doit se proposer, où
doivent tendre tous nos efforts, comme au but suprême de nos actions. Nous avons
parlé des premiers au début de ce travail ; nous avons vu comment chrétiens et
Pharisiens pratiquaient également la méthode de poser certains principes
généraux comme règles de conduite, comme récapitulations sommaires de toute la
Loi, mais qui, entre les mains du christianisme, en devinrent la totale
exclusion. Maintenant, le christianisme a-t-il une fin à nous proposer que le
pharisaïsme n'ait connue avant lui ? Paul a prononcé un mot dont on a souvent
abusé dans l'Église, celui de la GLOIRE DE DIEU (in gloriam Dei). Pour
lui il n'y a pas d'acte si vil qui ne doive tendre, comme à sa fin dernière, à
la plus grande gloire de Dieu. « Soit que vous mangiez, soit que vous buviez,
soit que vous fassiez toute autre chose, faites-le pour la gloire de Dieu250 ». Ne vous semble-t-il pas entendre les
Pharisiens enseignant aux disciples : « Quel est le petit fragment de la Bible
où tout le corps de la Loi se trouve renfermé ? C'est celui des Proverbes qui
dit : « Connais Dieu dans toutes tes voies251 », c'est-à-dire : que toutes tes voies
t'amènent et aboutissent à lui ». N'est-ce pas une de leurs plus anciennes
maximes, née dès les premiers âges du pharisaïsme, que celle qui nous prêche
l'adoration désintéressée ? « Ne soyez pas comme des serviteurs qui
servent leur maître en vue du salaire, mais soyez plutôt comme des esclaves qui
servent leur maître sans aucune attente de rémunération252 ». N'est-ce pas ce culte que les Pharisiens
nous montrent dans Abraham et dans Job, le patriarche des Juifs et le patriarche
des Gentils ; l'un dont il a été écrit « qu'il a aimé Dieu253 », l'autre qui s'écrie : « Même s'il me
tuait, je mettrais encore en lui mon espoir254 » ? N'est-ce pas pour de tels hommes que les
Pharisiens ont dit qu'ils mettent la paix dans la famille d'en haut et dans
la famille d'en bas255 », c'est-à-dire au ciel et sur la terre ?
Mais ce n'est pas seulement dans les actes religieux ou moraux, qu'on doit se
proposer cette fin exclusive ; on l'a déjà entendu : « Connais Dieu dans toutes
tes voies », c est le résumé de toute la Loi, disent les Pharisiens. Que toutes
tes actions tendent à la gloire de Dieu, dit R. José au chapitre II des
Sentences des Pères. Et quel spectacle que celui de Hillel ! S'il congédiait ses
disciples à l'heure du repas, c'était pour aller « nourrir un pauvre », et comme
les disciples étonnés se demandaient : Est-ce que tous les jours Hillel a des
pauvres à nourrir ? C'est, disait-il, cet hôte d'un jour, l' âme, que je
dois conserver unie au corps. Soit qu'il mangeât, soit qu'il bût, eût-il à
satisfaire les plus infimes besoins matériels : « Je vais, disait-il, accomplir
un précepte ». Entrait-il dans les thermes publics, il disait aux disciples :
« Voyez-vous ces statues, ces images des empereurs, qu'on a soin de conserver en
bon état, de laver, d'oindre, de préserver de tout dommage ? Eh bien ! Ne vous
paraît-il pas juste d'en faire autant à ce corps, qui est l'image (Ikôn)
du Roi éternel256 ? » Et est-ce seulement dans les actions
qu'on doit se proposer cette fin sublime ? Jésus, fidèle aux enseignements
pharisaïques, est plus exigeant : « Or, je vous dis que les hommes rendront
compte, au jour du jugement, de toute parole inutile qu'ils auront prononcée257». Même les paroles les plus légères
échangées entre époux, il en sera rendu compte au jour du jugement, disent
les Pharisiens258. « Tu t'entretiendras de mes commandements »,
dit Moïse259, et les Pharisiens d'en déduire : Et non
de vains propos260. David avait dit : « Haoumnam êlem tzédek
tedabbêroun261 », et les Pharisiens : « Quel est l'art que
l'homme doit adopter en ce monde ? Qu'il se regarde comme un
MUET, élem. Est-ce pour la Loi aussi ? Non, car pour elle il a été
écrit : tedabberounn, VOUS PARLEREZ262 ».
10.7 Méthode suivie par nous dans la comparaison des deux morales
Nous
voici arrivé au terme de notre carrière. On l'a vu dans tout le cours de ce
travail, ce que nous avons mis surtout à contribution ce sont écrits des
Pharisiens, leurs maximes, l'influence et la part considérable qu'ils ont eue
dans la formation de la morale chrétienne. Si la Bible, si les livres
apocryphes, comme le livre de Ben-Sira et autres, si Philon, n'ont pas été
invoqués ou l'ont été rarement, est-ce parce que leurs réponses auraient été
moins favorables, moins décisives ? Nous croyons, au contraire, que nous aurions
par là eu beau jeu contre nos adversaires, que nous aurions pu plus aisément et
plus sûrement établir la supériorité, l'antériorité de la morale juive, sur
celle des chrétiens. Il y a sans doute, dans les traités de Philon et dans les
apocryphes, - pour ne pas parler de la Bible, qui en regorge, - des passages
capables à eux seuls de tenir en échec toute la morale évangélique ; et
M. Salvador en a cité quelques-uns de bien éloquents, encore qu'il eût pu puiser
à pleines mains dans l'une et l'autre source. Mais assez de motifs nous ont
engagé à préférer la voie que nous avons suivie. Le travail que nous aurions pu
entreprendre sur la Bible, sur les apocryphes, sur Philon, d'autres, Israélites
ou chrétiens, l'ont fait avant nous, mieux que nous n'eussions pu espérer de le
faire. Ces sources, surtout la Bible, sont bien plus à la portée de tout le
monde que les écrits, presque inconnus, des Rabbins. Cette morale est celle que
le christianisme aura le moins de peine à reconnaître, tant que l'on continuera
à voir dans les Pharisiens les corrupteurs de la morale d'Israël, et dans Jésus
son glorieux régénérateur. Enfin, si de fâcheux préjugés ont de tout temps
empêché d'apprécier convenablement le vrai sens de la morale biblique, si ces
préjugés, grâce au travail incessant de tant de grands esprits, vont chaque jour
reculant devant la vérité et la lumière qui s'avancent, ils conservent, hélas !
tout leur vieil et tyrannique empire sur les âmes pour ce qui regarde les
Pharisiens. C'est pourquoi la justice, la vérité, les intérêts de l'avenir
religieux nous obligeaient d'examiner ce qu'il y a de vrai dans des opinions
accréditées pour la première fois et nourries incessamment par le plus ancien
adversaire des Pharisiens, le christianisme. Hélas ! le dirons-nous ? il
n'y a pas jusqu'aux plus vaillants champions que l'hébraïsme compte dans ses
rangs, il n'y a pas jusqu'à certains de ces hardis défenseurs de la morale
israélite que, par une condescendance inexplicable, on ne trouve disposés à
faire d'énormes, d'excessives concessions, à immoler presque entièrement le
pharisaïsme, sa morale, ses droits, sa réputation à la morale qui siège sur le
trône, pourvu que les droits de la Bible soient sauvegardés. En présence de ce
fait douloureux, il était permis de se demander si le judaïsme actuel, le vrai
judaïsme, celui qui reconnaît la tradition comme son guide, comme source de sa
morale aussi bien que de sa religion, si en un mot le judaïsme pharisaïque
devait être condamné à s'incliner devant cette création d'un de ses disciples, à
courber sa tête chenue devant le plus petit de ses enfants,
le Benjamin de l'école, à avouer que, si Jésus n'eût pas existé, c'en
serait fait, de la morale d'Israël, de sa pureté, de son esprit. C'est pour
répondre à ce doute terrible que le présent travail a été entrepris ; c'est pour
dissiper ces angoisses, en présence desquelles la critique moderne est restée
muette ; c'est pour voir, enfin, si le judaïsme religieux a quelque chose à
envier à cet autre judaïsme historique, philosophique, que l'on a réhabilité.
Nous l'avouons en toute humilité : ce que nous avons rapporté de la morale des
Pharisiens, les idées, les maximes que nous avons puisées dans leurs livres, ne
sont qu'une très faible partie des immenses richesses qu'ils renferment, de ces
grandes pensées qui, à chaque page du Talmud, des Midraschim, du Zohar, entre
une loi et une autre, entre deux syllogismes,
deux kal-vahomer, deux ghezéra-schava, deux doctrines
spéculatives, viennent arrêter et frapper le lecteur par leur noblesse, leur
élévation et leur beauté. Ce que nous en avons cité suffira pourtant, nous osons
l'espérer, pour montrer que la condamnation des Pharisiens ne saurait être
définitive, qu'un nouvel examen, une nouvelle discussion, un nouveau jugement
sont indispensables, et qu'on s'est trop hâté lorsque, pour combler l'abîme qui
sépare les deux religions, on y a jeté les Pharisiens ; les Pharisiens, dis-je,
qui, sont bien plutôt l'acheminement, le passage, le pont que la critique
doit ménager entre l'une et l'autre.
10.8 Jugement de M. Salvador. - Son inexactitude
Après
tout ce que nous avons rapporté, nous ne saurions lire, sans en être affligé et
surpris au dernier point, les paroles par lesquelles M. Salvador a paru vouloir
aller au devant des prétentions de la morale chrétienne.
A
l'entendre, les docteurs pharisiens, « au lieu de proclamer avec âme les
préceptes moraux de la Loi, les transformaient en pures questions de droit, ils
les entouraient de restrictions, ils multipliaient les subtilités, et avant que
leur parole eût exercé quelque influence sur l'esprit, le cœur avait eu le temps
de se glacer et de devenir insensible263 ». Que M. Salvador nous le pardonne, mais il
ne voit qu'un seul des deux rôles qu'ont pris les Pharisiens. Ils furent en même
temps les légistes et lesmoralistes de l'hébraïsme. Juger de leur
morale quand ils parlent lois, ce serait aussi juste que d'apprécier leur
science législative par ce qu'ils nous apprennent en fait de morale. C'est le
double caractère du judaïsme qui a donné le change à M. Salvador. De l'âme dans
la morale pharisaïque ! Mais quelle source plus féconde d'émotions que leur
morale ! Quel langage touchant, quels accents tantôt tendres ou pathétiques,
tantôt sublimes ou terribles ! On se sent ému avec ces docteurs vénérés, on
pleure de leurs larmes, on se réjouit de leur joie ; les jeux mêmes de leur
imagination, leurs légendes, leurs mythes, ont je ne sais quoi de simple, de
gracieux, d'enfantin qui vous sourit. De l'âme dans la morale pharisaïque ! Mais
si quelque défaut la dépare, c'est d'en avoir trop ; leur émotion va jusqu'aux
larmes, leurs plaintes jusqu'aux gémissements de la colombe, leur douleur
jusqu'aux rugissements du lion.
Il
faut fermer les yeux à l'évidence pour ne pas voir cela. C'est par la même
illusion, c'est faute d'avoir vu dans les Pharisiens les moralistes à
côté des légistes, que M. Salvador ajoute à leur sujet264 : « Qu'étant minutieusement renfermés dans
les intérêts nationaux et humains, ils ne demandaient compte que des actions
extérieures ». Pour le coup, c'est exorbitant ! Il faut bien dire que la
primitive erreur de M. Salvador, qui n'a vu dans le mosaïsme
qu'une Politique et point du tout une Religion, a pu seule
entraîner des démentis aussi étranges aux faits les mieux démontrés. Il n'est
pas nécessaire d'être aussi versé que lui dans la science hébraïque pour savoir
que les Pharisiens, bien loin de ne demander compte que des actions
extérieures, pénètrent au contraire dans les replis les plus cachés du cœur
humain, en dévoilent les faiblesses, les caprices, les artifices les plus
raffinés, et exigent la pureté des pensées et des sentiments, l'empire sur nos
passions, au même titre que l'obéissance aux lois pratiques tant civiles que
religieuses. S'ils ont soin de distinguer deux choses d'un ordre aussi divers ;
si, bien que réunissant en leur personne la double fonction de légistes et de
moralistes, ils ont su conserver à la Loi et à la Morale leur place invariable
et distincte, sans confusion, sans empiétement de l'une sur l'autre, est-ce
nous, enfants du XIXe siècle, qui leur en ferons un crime ? Est-ce
M. Salvador qui voudrait leur jeter la première pierre, et n'est-ce pas là, au
contraire, ce qui fait leur gloire ? Le même oubli du rôle moral des Pharisiens,
de la charité, qui est un des principes constitutifs du judaïsme
pharisaïque, a dicté à M. Salvador ces autres paroles : « A l'esprit de justice
qui éclatait dans les doctrines et dans le nom d'Israël, Jésus ajouta les
caractères non moins précieux de sympathie et de grâce ». Ces vieux Pharisiens
seraient bien surpris d'apprendre que la grâce et la sympathie sont l'apanage de
leur jeune disciple, eux qui ont dit que « La grâce et la sympathie dont on
jouit auprès de Dieu est un reflet de la grâce et de la sympathie dont on jouit
auprès des hommes265 » ; eux qui ont assaisonné tous leurs
enseignements moraux de tant de poésie, de tant de grâce et de sentiment !...
Non, au lieu de dire que Jésus ajouta à la morale hébraïque la grâce et la
sympathie, une critique impartiale et courageuse devait dire qu'il ne tint pas
assez compte de l'esprit de justice.
10.9 Sa manière de caractériser les deux morales
M. Salvador
a voulu caractériser les deux morales, la morale juive et la morale chrétienne,
par une image qui ne manque pas d'originalité ni de vérité. Il dit que la morale
législative et naturelle de Moïse, c'est l'homme dans la force de son
âge, dans l'apogée de son développement, en pleine possession de ses facultés ;
que la morale de Jésus, c'est la femme, - la femme avec sa sensibilité,
sa grâce, ses tendres épanchements. Un trait manque à ces images pour les
rendre, ressemblantes ; il faut ajouter à la morale juive comme à la morale
chrétienne un coup de pinceau pour en exprimer toute la physionomie. Nous ne
taquinerons pas M. Salvador sur cette morale législative, ni sur
cette morale naturelle ; nous ne dirons pas qu'une morale législative est
à nos yeux aussi peu intelligible qu'une législation morale, si ce n'est
moins encore. Nous ne dirons pas non plus qu'une morale naturelle aurait
essentiellement ces caractères que M. Salvador dénie précisément à la morale
juive, c'est-à-dire la passion, le sentiment, l'expansion.
10.10 Homme et femme. - Ménage et cloître
Nous
dirons seulement : Oui, la morale juive ressemble à l'homme, mais à
l'homme réalisant ses deux formes, je veux dire l'homme
primitif de Moïse, l'androgynede Platon, l'homme à deux sexes, ou
plutôt l'homme et la femme réunis par le mariage, en un mot le MÉNAGE. Oui, la
morale chrétienne ressemble à la femme, mais à la femme isolée, séparée
de l'homme, sans le contre-poids de son jugement, de sa fermeté, de son
expérience ; la femme livrée à tous les entraînements de la sensibilité, de la
tendresse, de la passion, de la colère, en un mot le CLOÎTRE. La morale juive,
c'est justice et charité réunies, tempérées l'une par l'autre,
travaillant ensemble au gouvernement de le grande famille humaine ; l'une ayant
surtout pour organe la loi écrite, l'autre, représentée plutôt par
la loi orale ; l'une qui s'adresse à la société, qui en gouverne les
intérêts, l'autre qui a plutôt son siège dans la conscience individuelle. C'est
ainsi que l'hébraïsme embrasse l'homme tout entier, corps et esprit, vie
présente et vie à venir ; la première relevant du code mosaïque, la seconde de
la Tradition, qui est le code de la conscience. Quand M. Salvador attribue à
l'hébraïsme le soin exclusif de ce monde et le met par là en contraste avec le
christianisme, qui en néglige les intérêts au profit de l'autre vie, cet
écrivain supprime tout un côté de l'hébraïsme ; il fait pécher celui-ci par un
côté en faisant pécher le christianisme par l'autre ; il donne gain de cause à
ceux qui accusent la religion d'Israël de matérialisme, et accrédite le préjugé
qui s'attache au nom de Juif, de se vouer au culte des intérêts
matériels, - tout cela faute d'avoir tenu assez de compte de la tradition,
d'avoir vu dans le pharisaïsme plutôt une des formes du mosaïsme lui-même dans
son intégralité. S'il eût été plus orthodoxe, il aurait été
plus inattaquable. - Pour nous, l'hébraïsme est tout à la
fois justice et charité, loi morale et loi politique, code
mosaïque et tradition. L'un, c'est la religion à l'usage de la nation, être
collectif qui n'a d'existence qu'en ce monde ; de là son matérialisme apparent.
L'autre, c'est le code de la conscience, la source des dogmes, des principes,
des espérances, qui se rapportent à l'âme humaine ; de là son ascétisme
apparent. Tous deux ensemble, c'est l'hébraïsme.
N'est-ce
pas ce qui arrive dans le dogme ? N'est-ce pas comme un reflet de la famille
d'en haut (Famalia schel mahla, comme disent les kabbalistes), que nous
voyons dans la famille d'en bas (Famalia schel matta) ? Là aussi il y a
une justice (michpat) qui est le Verbe, une charité (tzedaka) qui est
le Royaume ; et ce qui achève la ressemblance, c'est que la première et
appelée la loi écrite, la seconde la loi orale. Peut-on douter que
les kabbalistes n'aient aperçu la distinction et les rôles que nous avons
assignés ? La morale chrétienne n'est que charité, elle est la
femme célibataire, la religieuse, la nonne avec toutes ses
vertus et tous ses vices, ses hallucinations et ses passions ; mais comme
la Tzedaka ou charité kabbalistique, séparée de
son époux qui est le Verbe, la justice, se perd par son
excès même, et pour n'avoir voulu être que charitable se condamne à être moins
que juste, de même la charité chrétienne, pour avoir dédaigné sa compagne
naturelle, la justice, a été condamnée à se charger elle-même de son ministère ;
non plus selon les règles invariables du juste, mais selon les
entraînements, les caprices de l'amour, de la passion, qui en
viennent parfois jusqu'à imposer à l'objet aimé ce qu'on croit le salut, le
bonheur, la gloire, quand on n'est pas assez éclairé pour en apprécier la
valeur.
Voilà
comment nous comprenons la morale juive et la morale chrétienne. Au lieu de dire
avec M. Salvador que l'une c'est l'homme, et l'autre
la femme, nous dirons : La première, c'est le ménage, la famille,
l'homme tout entier ; l'autre, c'est un couvent, une religieuse, la femme
sans le contrepoids du mari. Et voilà aussi comment la morale, dans ses
dernières conséquences, se rattache à la partie spéculative des deux religions,
comment l'Éthique n'est que le Dogme lui-même présidant au
gouvernement des consciences et aux destinées des nations.
Notes:
1Matthieu,
XXIII, 15.
2Hilkhot
Melakhim, sub fine, Ed. Amsterdam.
3Ani
richon veani aharon, Isaï e, XLIV, 6.
4M. John
Lemoinne, Journal des Débats, 14 janvier 1857.
5Lévitique,
chap XIX.
6Epître
aux Romains, ch. IV, vers. 1, 2, 3, 4.
7Nous
supposons ici que Jacques le Majeur est l'auteur de l'épitre de Jacques. Telle
est aussi l'opinion de beaucoup de critiques. D'autres l'attribuent à Jacques le
Mineur.
8Talmud,
Shabbat, p. 30, etc.
9Corinth.,
III, vers. 10.
10Rom.,
VI, vers. 7.
11Rom.,
VII, vers. 1.
12Rom.,
VI, vers. 4.
13Rom.,
VIII, vers. 1-4.
14Talmud,
Sanhédrin, p. 99, etc.
15Bergier,
Dict. de théol., Article Nicolaïtes.
16IREN. Adv.
Hœres , I, 23, num. 5.
17IREN. Ibid ,
I 6, num. 2.
18Klee. Histoire
des dogmes, vol. II, p. 71, trad. ital.
19Bergier, Dict., Article
Quiétisme.
20Klee. Histoire
des dogmes, vol. II, traduct. ital. p. 73-74.
21Chap. XVII,
vers. 21.
22Ani
Eloah baélionim, veatta éloa battahtonim. Voir Bereschit Rabba, sect. 79 ;
Talmud Rosh haschana, et Yalkout, éd. Venise, I, 41.
23Betokho
lo neemar ela betokham, betokham chel Israël Voir Talmud Sota, ch. I ; Reschit
Hochma, éd. Amst., p. 82, 2.
24Zohar,
t. I, 161 ; Reschit Hokhma, p. 174, ss.
25Bereschit
rabba, Section Vaiétsé.
26Talmud,
Sanhédrin, 461.
27Sanhédr.
p. 93 ; Bereschit rabba ; Yalkout, II, 149.
28Bereschit
rabba, section 8.
29Talmud,
Haguiga, ch. II.
30Midrach
Tanhouma, section Balak.
31Talmud
Bathra, p. 76.
32Ibidem.
33Talmud
Yebamoth, p. 103.
34Midrash
Schir haschirim, ad Cant. vers. 2.
35Jean,
chap. XVII, vers. 14, 15.
36Aboth,
chap. IV.
37Talmud,
Eroubin, chap. II.
38Talmud,
Avoda zara, chap. I.
39Talmud,
Shabbat, chap. II.
40Aboth,
loc. cit.
41Talmud,
Shabbat, loc. cit.
42Première
épitre de Jean, chap. II, vers. 15 et 16.
43Luc,
chap. 6, vers. 24 et 25.
44Marc,
XII, vers. 28-31. - Matthieu, XXII, vers. 34-40.
45Matthieu,
VII, Vers. 12.
46Talmud,
Maccot, 23.
47Aboth,
chap. I. C'est l'interprétation de Maïmonide, la seule vraie à nos yeux, car
Thora signifie évidemment science, doctrine, et Avoda exprime très bien le
culte, de quelque espèce qu'il soit.
48Berechit
Rabba, section 24.
49« La
charité est plus grande que tous les sacrifices. »
50Luc,
X, vers 26.
51Matthieu,
V., vers. 3 et 5.
52Matthieu,
XI, vers. 29.
53Psaumes,
XXXVII, 11.
54Volume III,
page 160.
55Reschit
hokhma, schaar haanava.
56Ibid.
« Toute humilité a son siège dans cet attribut inférieur. »
57Ibid.
Sur les paroles du Zohar, chap. I.
58Volume III,
page 230.
59Voy.
Reschit hokhma, ibid.
60Sota,
I.
61Aboth,
IV.
62Talmud,
Eroubin, p. 55.
63Talmud,
Taanit, p. 7.
64Taanit,
I.
65Nedarim,
IV.
66Eroubin,
XIII.
67Marc,
X, 31, etc.
68Matthieu,
XXIII, vers. 12.
69Vaïkra
Rabba, sect. 81.
70Aboth,
chap. Ier, Oudichtamméch betaga halaf.
71Aboth,
ibid. Ousna eth harabbanout.
72Aboth,
chap. IV.
73Sanhedrin,
chap. I.
74Talmud,
Eroubin, p. 13.
75Talmud,
Berakhot, IX, im navalta behitnassé.
76Talmud :
Kol hamaktin atzmo al divré Torah naassé gadol, etc.
77Talmud,
Pessahim, p. 50, olam barour,...
78Zohar,
section Schelah-lekha.
79Talmud,
Sanhédrin, p. 88. chalhou metom ...
80Talmud,
Rosch haschana, p. 17, licheerit nahalato, lemi chemesim atsmo kechiraï m.
81Midrash
hazita : Ma schéaceta chokhma atara beroscha aceta anava akeb lesandala.
82Talmud,
Sota, p. 5. Ein tefilato chel adam nichmaat ela im ken mesim atsmo kebassar.
83Talmud,
Meguilla,p. 15 : Atid hakadosch baroukh hou lihiot atara lemi chéméssim atzmo
caschiraï m.
84Matthieu,
XX, vers. 25. XXIII, vers. 11. Marc, X, vers 4.
85Talmud,
Horaï oth p. 10. vekhi cherara ani noten lakhem avdout ani noten lakhem.
86Talmud
de Jérusalem, Rosch-haschana 1 ; Voyez aussi Kimhi sur I Rois, I, 28 ; Midrash
Ruth, section IV. kol haiamim chehaia boreah mipné Abchalom haia mevi seira
kehediot.
87Marc,
X, vers. 45.
88Luc,
XXII, vers. 27.
89Ecclésiaste,
VII, vers. 21.
90Talmud,
Houllin, p. 89 : Ein haolam mitkaiem ela bichvil mi chebolem atsmo bechaat
meriba.
91Talmud,
Taanit p. 30, kol hamitabel al Ierouchalaï m zokhe verœ besimhata.
92Talmud,
Baba metsia, p. 59, af al pi chechaare tefila ninalou chaare dimea lo
ninalou.
93Talmud,
Berakhot, p. 30, ein omdim lehitpalel ela mitokh koved roch.
94Matthieu,
V. vers. 7.
95Talmud,
kol hamitrahem mitrahmim alav minhachamaï m
96Talmud,
Sota, p. 8 et pass.
97Matth,
chap. V. vers. 9.
98Mischna,
Péah, chap. I.
99Aboth,
chap. 3.
100Vaïkra
Rabba, chap. 27, vehaelohim ievakech et hanirdaf.
101Talmud,
Shabbat, p. 88.
102Sota,
chap. I, raouï legaedo keachpa.
103Sota.
Afilou hikna lehakadoch baroukh hou chamaiï m vaarets lo inake medina chel
guehinam.
104lbid.
keoved avoda zara.
105Ibid.
kekofer beikar.
106Ibid.
keilou baal haaraiot.
107Ibid.
shekhina meialelet alav.
108ibid.
Ein ani vehou iekholim ladour baolam.
109Aboth,
Ch. 2.
110Talmud,
Nedarin, p. 20 : kol hakœss afilou shekhina eina hachouva kenegdo.
111Talmud,
Pecachim, p. 66
112Ibid.
Shabbat, chap. II.
113Midrasch
Schir haschirim, sur le verset : Ionati behagvé hasséla.
114Psaume
131.
115Talmud,
Shabbat p. 119.
116Talmud,
ibid., eino domé hevel cheiech bo het lehevel cheein bo het.
117Aboth,
chap. 1.
118Yoma,
p. 69, etc.
119Sota,
p. 42.
120Psaume
XV, Talmud, Baba Bathra, p. 88, etc.
121Yoma,
p. 72.
122Talmud :
raouï lehachlikho lakelavim.
123Talmud,
Soucca, p. 46.
124Jean,
XII, vers. 25.
125Ibid.,
ch. VIII, vers. 13.
126Talmud,
Tamid, chap. IV.
127Talmud,
Sota, chap. III.
128ibid.
129Talmud,
Berakhot, 63, etc. bemi chememit atsmo aleiha.
130Matthieu,
X, 38.
131Talmud,
Berakhot, p. 5.
132Mekhilta.
133Actes,
chap. II, 44-45.
134Ibid.,
chap. XV.
135Maïmonide,
Hilkhot Chovel oumazik, ch. III ; et Caro, Hoschen mischpat, chap. CDXX. kol
hakore lehavero racha...
136Talmud,
Sanhédrin chap. VII : kol hamagbia iado al havero...
137Talmud
et Zohar, section Tetzavé.
138Talmud,
Baba metzia, p. 58.
139Talmud,
ibid. p. 59 : hakol iordim laguehinam veolin houts michelocha, hamehane chem ra
lehavero vehamalbin pene havero berabim vehaba al echet ich.
140Talmud,
Sota, p. 10.
141Massekhet
Kalla.
142Moëd
katan, p. 9
143Tossifta
Metsia, 7.
144Ibid.
145Moëd
Katan, 62.
146Talmud,
Yoma, p. 71.
147Rabbi
Siméon ben Elazar omer, bischboua ghedola néemar davar zé « Ani Adonaï, » néeman
liparah.
148Aboth,
chap. 1.
149Midrash
Kohéleth.
150Avoda
Zara. p. 17, d'après II Chron. XV, 3.
151Imrou
tzadik ki tov, vekhi yech tzadik tov vetzadik schééno tov ? Ella tov laschamaï m
vetov labrioth zéhou tzadik tov, etc, (Talmud, Kidouschin, p. 40).
152Aboth,
chap. II.
153Talmud,
Sanhédrin, p. 103.
154Ghedola
ghemilout hassadim yoter micol hacorbanot. V. Talmud Soukka, p. 49, et
Schekalim, I, p. 4.
155Col
haossek bigmilout hassadim eno tzarikh lo ola velo hattat. V. Talmud Yebamoth,
p. 104 ; Devarim rabba, section Schofetim.
156Maguen
Aboth (comment. sur Aboth). Comp. Talmud Soukka, p. 49.
157Ibidem.
158Massekhet
Kalla. V. Talmud Yebamoth, p. 79.
159Cognat.
Clem. d'Alex., page 301.
160Ghedôla
ghemilout hassadim min hatzedaka, schézé begoufo vezé bemamono ; zé im hachaïm
vezé im hachaîm veïm hammétim ; zé laaniyim vezé, etc. Talmud,
tr. Soucca, 49.
161En
hatzedaka mischtallémet ella kefi ghemilout hassadim schéba. Ibid.
162Osée,
10, 12.
163Kol
hanothen perouta léani mitbarekh beschesch berakhot, etc. Talmud, Baba bathra,
p. 9.
164Voy.
Exode, X, 55.
165Lévit.,
XXII, 25.
166I
Rois VIII, 44.
167Deutér.,
XXI, 13. - Talmud, Yebam., p. 48.
168Aboth,
chap. III.
169On
se souviendra que ceci était écrit avant les derniers événements.
170Col
haolam son'im et Esav veson'im et Jacob (Bereschith rabba, section 63).
171Midrasch
Tehilim.
172Talmud,
Yoma, p. 23.
173Exode,
XXIII, 4, 5 ; comp. Déut., XXII, 1-4.
174Voir
Mechilta sur le texte.
175Talmud
Baba Metzia, p. 32 b.
176Deutéronome
XXIII, 8.
177Matthieu,
XVIII, 15 et suiv.
178Orach
hayim, art. 606, d'après Tan'chouma et Talmud Yoma, p. 87.
179Talmud,
Yebamot p. 78-79, etc., d'après II Samuel XXI, 2.
180Talmud,
Yôma. ch. VIII.
181Ibid.
182Talmud,
Sanhéd. p. 37.
183Luc,
V, 30.
184Matthieu,
XVIII, 13.
185Luc,
XV, 7.
186Chap. XXXIV.
187Talm.
Arakhin, p. 16.
188Talm.
Taanith, p. 15 et suiv.
189Jonas
III, 10 - Joël, II, 13.
190Malach.
II, 6.
191Yalcout,
ed. Venise, II, 87, 3.
192Ps.
LI, 15.
193Gen.
XII, 5., Talmud Sanhédrin, p. 99 etc.
194Tamid.,
p. 28.
195Aboth,
ch. II.
196Berakhoth,
p. 10.
197Taanith,
p. 23.
198Sanhédrin,
f, 37.
199Matthieu,XXIII,
15.
200Aboth,
chap. IV.
201Talm.
YÔmâ, f, 86.
202Talmud,
Sanhedrin, p. 99,
203Talm.
Berakh., p. 34.
204Talmud,
Avoda zara, p. 5.
205Pirké
Rabbi Ellézer, ch. XLI.
206Aboth,
ch. V.
207Talmud,
Avoda zara, p. 17.
208Jonas,
fin.
209Psaumes,
XLVII, 10.
210Soucca,
p. 49. - Haghiga, p. 3.
211Mekhilta ;
Yalcout, vol. I, p. 94, 2.
212Ibid.
213Ps.
CXLVI, 9.
214Bamidbar
Rabba, sect. VIII.
215Talmud,
Avoda zara, p. 48.
216VII,
1.
217Mischna,
Aboth, I et II.
218SÔtà,
1, p. 8.
219Sanhédrin
p. 108.
220Sôtâ,
p. 11.
221II
Rois. VII ; sanhédrin, p. 90.
222Tr.
Aboth, II.
223Matthieu,III,
9.
224PAUL,
ROM. IV, 12,
225Ibid. II.
Il.
226Ibid. IV,
11.
227Voy,
ci-dessus, chap. V.
228Chap. VII,
p. 189 et suiv.
229Midrasch
Tehillim, sur Psaum. 1, 3.
230Midrasch
Tehilim.
231Matthieu,VI,
34.
232Voy.
Talm. Sanhédrin, p. 100.
233Matthieu,VI,
25 et suiv. - Luc, XII,22 et suiv.
234Talm.
Berakhoth, p. 35.
235Ibidem.
236Talmud,
Kiddousch. p. 82.
237Talmud,,
ibid.
238Talmud
Sota, p. 48.
239Talmud,
Tamid, p. 32.
240Talmud,
Schabbath, p. 30, etc.
241Aboth,
ch. I.
242Talmud
Yerouschalmi, Kiddouschin, chap. I, sur Deut. XXX, 19.
243Midrasch
Kohélet, sur l'Ecclésiaste, IX, 9.
244Kiddouschin,
I.
245Makkoth,
p. 8.
246Berakhoth,
I.
247Ghittin,
VII.
248Gen.
II, 2 ; Aboth de R. Nathan, XI.
249Talmud,
Pessahim, p. 113.
250I
Cor. X, 31.
251Prov.
III, 6 ; Talmud, Berakh. p. 63
252Aboth.
1.
253Is.
XLI, 8.
254JOB.
XIII, 25 ; Talmud, Sôtâ, p. 27.
255Talmud,
Sanhédrin, p. 99.
256Vayikra
Rabba, XXXIV.
257Matthieu,
XII, 36.
258Talmud,
Haghiga, p. 5.
259Deut.
VI, 7.
260Talmud,
Yoma, p. 19.
261Ps.
LVIII, 2.
262Talmud,
Houlin, p. 89.
263SALVADOR,
Jésus-Christ et sa doctrine, vol. II, p. 308. Ed. Bruxelles.
264Même
ouvrage, P. 339.
265Aboth,
ch. III.
File translated from TEX by TTH, version 2.64.
On 5 Apr 2000, 18:14.